Ils s'appellent AOC, Appellation d'Origine Circassienne, pour signifier leur volonté d'être des "purs et durs du cirque". Je les ai connus à l'occasion de leur précédent spectacle, Autochtone mais cela fait plus de quinze ans qu'ils sont reconnus comme l’une des compagnies les plus novatrices du cirque contemporain.
Cette fois ils sont neuf acrobates et un musicien à s’être réunis sur la piste. Oscillant en permanence entre le groupe et l’individu, Un dernier pour la route est un spectacle hybride, où se croisent des tableaux collectifs dansés et des moments de théâtre virant au sketch. J'ai eu le sentiment
les prémices du spectacle que j'ai vu ce soir étaient déjà contenus dans Autochtone, avec le trampoline, les couteaux, la piste de ski, et bien sur les portées, le fil, le trapèze.Ils ont choisi cette fois-ci de s'interroger sur le temps qui passe. Jusqu'à quel âge serait-on capable de se produire ? Comment suggérer la dégradation de corps qui ont indubitablement vieilli (depuis 15 ans ...). Le propos n'est pas nouveau. On pourra penser à Pina Bausch qui invita des personnes âgées sur la scène ou à ce chorégraphe qui plus récemment a fait danser des handicapés.
A ceci près que le travail du cirque est trop exigeant pour être ouvert à de non professionnels. La mise en abîme est donc double. On fait comme si mais on est encore en pleine possession de ses capacités.
La pente douce que dévalaient déjà les circassiens dans Autochtone a été relevée à la verticale. Et davantage de prouesses sont associées au trampoline.
Au tout début un musicien bruiteur est campé sous une lumière rouge, en surplomb de la piste. Des pulsations et des frappés rythment les glissements des corps, des hommes comme des femmes vêtus de rouge et noir, qui rampent sur le sol. Des silhouettes usées et déformées qui se métamorphosent en corps de rêves, grouillant, surgissant des coulisses et de partout, dessous, dessus, tournicotant comme des toupies chancelantes, animés par un coeur qui s'essouffle.
Vestes noires, chemises rouges, manteau de fourrure, les artistes s’avancent côte à côte, mus par la même intensité, entre les mâts chinois, les trapèzes et les fils de funambules. Ils esquissent un salut, étirent une révérence, provoquant ces applaudissements qui conventionnellement imposent un rappel, un bis repetita, un dernier ...Un dernier pour la route est lancé à grande vitesse. On reprend des exercices dans lesquels les AOC sont maîtres. Mais comment grimper quand les muscles vous lâchent ? La détermination peut-elle suffire ? La musique devient grinçante, discordante, à l'instar des corps qui se tordent.
Surgissent alors des trolls, des revenants, des fantômes du temps, recouverts non pas de draps blancs mais de ces couvertures brunes que l'on pose sur les chevaux, pour conjurer la peur et le froid.Quand on se raidit, que l'équilibre est devenu précaire mieux vaut ne pas monter le fil de fer à plus de 30 cm de haut par rapport au plateau. Le risque devient acceptable.Les artistes se transforment en une sorte de jeu de quilles dans une chorégraphie pensée comme un défi tandis que la vieille dîne, le dos courbé au-dessus de son bol de soupe.
Sébastien Bouhana à la guitare accompagne les culbutos. Les filles exhibent leurs muscles. Et on prépare la table pour fêter tout ça. Parce que tout de même cet élément est leur point de repère.Ils anticipent par des cascades de rire les moqueries que leurs "faiblesses" vont provoquer. Le "vivre ensemble" est décliné en une multitude de séquences acrobatiques inspirées par le vécu enthousiaste ou nostalgique des interprètes. La dimension collective se frotte à la séparation, l’intime à l’universel. Performance rime ici avec intelligence.
On entend les bruits d'une route à grande circulation, pressentant un possible accident. Puis ce sont les couloirs du métro à une heure de pointe, des vociférations de marché, des klaxons. Le groupe chancelle et nous spectateurs, ressentons la dureté des planches des gradins sous nos fesses.
La soirée se poursuit dans une ambiance disco. L'ivresse est mimée, justifiant lune nouvelle fois e titre.
Alors que la chanson du film Cria Cuervos se laisse à peine deviner au lointain, derrière des grincements de cordes et des tintements de clochettes, les artistes s'enfuient, reviennent, s'accrochent aux branches. Leurs halètements sont-ils amplifiés ou réels ?
J'ai eu un peu peur murmure un enfant dans le public.
Le spectacle me semble peu adapté aux moins de 10 ans. C'est l'écroulement final, prévisible. Mais ils se relèvent toujours. Les AOC sont avant tout de grands professionnels capables de très beaux morceaux de bravoure acrobatique : pirouettes au mât chinois, trapèze ultra-sensuel, trampoline à trois corps ou jeté de couteaux pulsionnel, des numéros parfaitement rodés qui viennent électriser des scènes plus apaisées. Les corps peuvent s'engager dans une autre forme de ballet, plus sensuel, où le risque est de se prendre cette fois un couteau entre les omoplates.
Le cirque devient cabaret. Le musicien créé des sons grinçants sur une drôle de grosse caisse qui évoque les chaudrons sur lesquels on cuit les marrons dans les rues.
La soirée s'achève avec un très bel effet : la pluie ruisselle sur les artistes. Je ne vous dirai pas quel artifice est employé mais il permet, lui aussi, de ne jamais oublier que tout ce soir est spectacle et que tout est allusion au temps qui passe sur la scène d'un sablier géant.
Dernier conseil ... pour la route qu'il nous reste à accomplir : soyez vigilant les uns envers les autres. Et ce sont eux qui nous le disent !
Un dernier pour la route
Mise en scène : Harold HenningAvec : Florent Blondeau, Sébastien Bouhana, Colline Caen, Chloé Duvauchel, Jonas Julliand, Serge Lazar, Gaëtan Levêque, Marc Pareti, Marlène Rubinelli-Giordano, Fabian Wixe
Composition musicale : Bertrand Landhauser et Sébastien Bouhana
Les 6, 7, 8 novembre 2015, puis 12, 13, 14 novembre, et 20, 21, 22 novembreEspace cirque d'Antony, Rue Georges Suant, 92160 Antony
Téléphone : 01 41 87 20 84Les 27, 28, 29 novembre 2015 : Cirque Théâtre Elbeuf, PNAC Haute NormandieLes photos qui ne sont pas logotypées A bride abattue sont de Christophe Raynaud de Lage