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Ce soir, j’ai pris une dose.
De leurs sourires, immenses et sincères. De leurs rires, qui m’enveloppent complètement, et résonnent contre les murs fissurés de la petite pièce jaune. De leurs voix, qui parlent dans une langue que je ne connais pas.
Je suis entrée dans la salle, et les “bonjour” et “Salam” ont fusé. J’ai vu les couleurs de leurs tenues, leurs mains s’agiter autour de moi. Notre routine est bien huilée maintenant. Bon, cette fois, une panne d’électricité a légèrement modifié notre programme. Mais, rien ne nous arrête, elles ont sortis les tissus, les ciseaux, les patrons.
J’ai tout regardé, un peu en retrait pour une fois.
Quand les retardataires sont arrivées, j’ai demandé à toutes mes petites élèves de s’arrêter un instant. J’ai demandé à Amina, la seule parlant français, de me traduire.
Je n’avais pas envie, les mots tournaient dans ma tête, et impossible de les organiser, d’en faire des phrases. J’ai bafouillé, hésité. Amina attendait.
Je n’avais pas envie. Mais il le fallait. Alors j’ai tout lâché d’un coup, en sachant que, pour le moment, une seule comprenait. J’ai dis qu’aujourd’hui ce serait mon dernier cours avec elles. Que dans deux semaines, je rentrerai en France. Amina me regardent, elle ne traduit, elle écarquille les yeux.
Elle me demande “En vacances ?”. Je réponds “Non, je quitte Djibouti, définitivement.”
Elle me regarde encore quelques secondes, et elle traduit aux femmes qui attendent.
Les voix reprennent, fusent dans tous les sens., elles posent des questions à Amina, qui répète encore et encore. Des larmes nouent ma gorge. Je m’excuse, je dis que je suis désolé, qu’on a tout fait pour rester, mais que c’est impossible. Elles me serrent dans leur bras, me tiennent les mains, m’embrassent.
Par miracle, mes larmes restent dans ma gorge. Je ne peux plus parler, mais je ne pleure pas.
Et notre routine reprend. Sans électricité, on décide de découper quelques modèles à l’avance. Elles veulent faire un petit sac, pourquoi pas. Je leur montre comment l’assembler, à quel moment insérer les lanières pour attraper le sac. Je prodigue quelques conseils, un peu trop même, parce que c’est la dernière fois, je veux tout leur dire, tout leur apprendre d’un coup.
Et ça tombe plutôt bien cette panne d’électricité. Sans les machines, je suis moins à courir. Je savoure chaque instant, je passe un peu de temps avec chacune, leur montrant encore et encore comment elles devront coudre le sac… Je les regarde vivre, couper les tissus, se battre pour une paire de ciseaux. Je les regarde et, dans ma tête, je récite leurs prénoms pour ne pas oublier.
Surtout, ne rien oublier. Amina, Rharma, Khadra, Kadiya, Zeinab, Mariam, Saïda, Deka.
Ce soir, j’ai pris une dose, une énorme dose de tout ça. J’ai gravé leurs visages dans ma mémoire, leurs prénoms, et leur rires. Surtout leurs rires.
J’ai respiré l’odeur de la pièce une dernière fois. Et j’ai fermé la porte, les larmes toujours coincées dans ma gorge.