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La marche d’un monde qui sombre

Par Carmenrob

La marche de Radetzky est l’œuvre la plus célèbre de Joseph Roth, auteur majeur de la littérature de langue allemande.

Dans un style flamboyant, mariant habilement les accents nostalgiques et sarcastiques, Roth raconte l’histoire de trois générations d’Autrichiens, les Trotta. L’aïeul, fantassin de l’armée de l’Empereur François-Joseph, sauvera la vie de celui-ci lors de la bataille de Solferino. L’empereur anoblira son sauveur, désormais baron von Trotta et « héros de Solferino ». Sa gloire, bien lourde à porter, rejaillira sur les deux générations suivantes. Charles-Joseph, petit-fils du héros de Solferino, ne sera d’ailleurs jamais à l’aise dans ce monde dont il n’est pas issu. Personnage faible dont la carrière périclitera petit à petit, de la prestigieuse cavalerie à l’humble infanterie pour se retrouver obscur gérant du domaine d’un châtelain. Ce qui ne l’exemptera nullement de revêtir l’uniforme pour aller à la guerre.

marche

On peut voir dans le déclin du héros une métaphore de celui de l’empire des Habsbourg dont le glas sonnera avec l’assassinat du prince héritier à Sarajevo, prélude au démantèlement de l’empire austro-hongrois et à l’effroyable boucherie que sera la Première Guerre mondiale sur laquelle se conclue cette œuvre. C’est bien plus que l’agonie d’un empire à laquelle nous convie Roth, c’est au naufrage d’un monde.

Cette œuvre aussi brillante qu’importante mérite un long extrait pour mettre en lumière toute la finesse de l’auteur. Il décrit ici un défilé annuel dans les rues de Vienne, auquel assiste notre héros, le sous-lieutenant Charles-Joseph.

Extrait

« En Charles-Joseph se réveillaient les vieux rêves puérils et héroïques qui, aux vacances, sur le balcon paternel, l’envahissaient et le comblaient de bonheur, aux accents de la Marche de Radetzky. Le vieil empire défilait sous ses yeux, dans toute sa puissante majesté. Le sous-lieutenant pensait à son grand-père, le héros de Solferino, à son père, dont l’inébranlable patriotisme était comparable à un petit mais solide rocher parmi les hautes montagnes de l’omnipotence habsbourgeoise. Il pensait à son propre devoir, au devoir sacré de mourir pour l’Empereur à tout moment, sur l’eau et sur la terre ferme, ainsi que dans les airs, bref en tout lieu. Les termes du serment qu’il avait prononcé machinalement, à plusieurs reprises, prenaient vie. Les mots s’élevaient l’un après l’autre, comme des drapeaux. Le regard bleu porcelaine du chef suprême de l’armée, refroidi sur tant de portraits, sur tant de murs de l’empire, se remplissait de bienveillance paternelle et s’abaissait sur le petit-fils du héros de Solferino comme un firmament bleuté. Les pantalons bleu clair des fantassins défilaient, lumineux. Les artilleurs, café au lait, passaient, telle la grave science balistique faite homme. Les fez rouge sang flambaient au soleil sur les têtes des Bosniaques comme de petits feux de joie allumés par l’Islam en l’honneur de Sa Majesté apostolique. Dans les noirs carrosses vernis se tenaient les chevaliers dorés de la Toison d’Or et les échevins aux joues cramoisies. Derrière eux, pareils à de majestueux ouragans qui réfrènent leur fougue au voisinage de l’Empereur, les gardes du corps à pied s’avançaient, agitant leurs panaches de crin. Enfin, préparé par la sonnerie de la générale, l’hymne impérial et royal : Dieu conserve, Dieu protège… des chérubins de l’armée terrestre, mais pourtant apostolique, s’éleva au-dessus de la foule, des soldats, au trot lent des chevaux et du roulement silencieux des voitures. L’hymne plana au-dessus des têtes, mélodie céleste, baldaquin de sonorités noires et jaunes. Et le cœur du sous-lieutenant s’arrêta tout en précipitant ses battements… singulier phénomène médical. »

Joseph Roth, La marche de Radetzky, 1932 (en allemand), Paris, Seuil, 2013 (présente édition), 348 pages


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