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(Note de lecture) André du Bouchet, "Entretiens avec Alain Veinstein", par Antoine Emaz

Par Florence Trocmé

DubouchetDans Les Ravisseurs, un beau livre publié cette année chez Grasset, Alain Veinstein évoque un certain nombre de figures littéraires, essentiellement des poètes, dont la rencontre a été pour lui déterminante : Bonnefoy, Dupin, des Forêts, Quignard, Albiach, Royet-Journoud, Laporte, Tortel… Un terme revient assez souvent sous sa plume pour décrire ce qu’a été la découverte de ces œuvres, celui d’ « intensité ». Et dans cette suite de portraits d’admiration, parfois de respect, souvent d’amitié, il en est un dans lequel cette charge d’intensité est particulièrement forte, celui d’André du Bouchet. C’est en 1965, dans le Mercure de France, que Veinstein découvre cette « poésie inouïe », « un appel d’air, vraiment, dans l’asphyxie de l’époque » (p38), avec ces « phrases qui craquent dans leur tension vers les limites » (p40), « ces mots qui vous confrontent à du vivant », cette « langue faite des mots de tous, mais portée à un tel degré d’intensité et d’insoumission aux codes langagiers qu’elle m’apparaissait comme neuve » (p41). Dans ce long chapitre où la mémoire et la lecture se mêlent, Veinstein donne des clés pour cette poésie que l’on considère parfois comme fermée, autarcique : la « fraîcheur » (p41), la « présence » (p50), « commencer » (p51), la « réversibilité entre le dehors et le dedans » (p58), le « peu de mots » (p60), les « blancs » (p63), l’importance de « l’impact sonore » (p67), le « concret » (p68)… Ces pages ne prennent jamais l’allure d’une étude, mais elles témoignent d’une fascination et d’une lecture extrêmement proche et attentive. Un fragment du Carnet de lecteur, qui clôt le chapitre, donne la mesure de la puissance d’attraction de cette poésie : « Je lis ces mots, toujours, pour la première fois. Ces mots si décidément à leur place, voulus. Je lis, heureusement, dans la haine. Toute haine dehors, je creuse le trou d’une séparation. Si je ne lisais pas contre lui, je n’aurais plus rien à écrire. » (p76) On ne peut mieux dire, je crois, ce qu’est la rencontre, pour un poète, d’une œuvre majeure. 
Cet impact du texte se double d’une amitié avec « l’homme, André du Bouchet, (…) aussi impressionnant que ses écrits. » (p55). Veinstein évoque avec humour mais de façon réservée cette amitié qui dura jusqu’à la mort de Du Bouchet, en 2001. 
Ce passage par Les Ravisseurs met en perspective le livre qui vient d’être publié chez l’Atelier contemporain et l’INA : Entretiens d’André du Bouchet avec Alain Veinstein. L’ouvrage reprend une dizaine d’entretiens qui s’échelonnent de 1979 à 2000 ; c’est une initiative précieuse, même si manque le grain des voix. En réponse aux questions de Veinstein (bref, direct, clair, précis, comme on le connaît), du Bouchet parle de son travail, sans aucune affectation et parfois avec un humour détaché, très particulier : « la plupart du temps, on a mieux à faire que de relire ce qu’on a écrit » (p60), ou « j’ai continué (à écrire ces carnets) jusqu’au jour où je me suis assis plus volontiers que je ne marche » (p77). Le ton de ces entretiens est celui d’une conversation amicale, sans anecdote ou familiarité, même lorsque du Bouchet parle de ses amis proches comme les peintres Giacometti, Tal-Coat, Bram van Velde… Au fil des pages, on voit se dessiner une méthode de travail très particulière, distinguant nettement différents plans d’écriture : notes de carnets, poèmes, textes réflexifs ou critiques, traduction… Il est passionnant d’entrer ainsi dans l’atelier du poète, de saisir ce qui lui importe, ce qu’il maîtrise, et inversement ce qu’il laisse de côté ou refuse. Il est frappant de voir par exemple la part laissée au hasard, à la rencontre, à l’imprévu, à l’éblouissement : « un jeu de langage, qui est le langage bouclé sur lui-même, est pour moi tout à fait stérile. La fraîcheur, c’est le langage qui ne se referme pas sur soi. » (p116) Mais tout aussi bien, on mesure la part de travail en quelque sorte jamais terminé sur un livre, même des années plus tard : « on n’arrive jamais à clarifier suffisamment » (p92), « Beaucoup de brouillons, beaucoup de reprises sur beaucoup de papier. Beaucoup de papier gâché pour arriver à peu de mots. » (p94) 
Dans le dernier entretien, les questions d’Alain Veinstein amènent l’affleurement de quelques souvenirs personnels : l’abécédaire d’enfance (p98), l’amitié avec Reverdy (p105), l’histoire familiale (« je suis un émigré de naissance », p100)… Mais on est touché aussi lorsque le poète revient sur son propre trajet : avec sérénité (« j’écris beaucoup moins. On arrive très bien à vivre sans écrire. Ecrire n’a jamais été pour moi une raison d’exister. » p91), avec regret (« Malheureusement, j’ai été contraint au tâtonnement. » p107). Emu également lorsqu’il parle de son quotidien, avec beaucoup de pudeur : « De toute façon, que l’on écrive ou pas, les journées sont souvent difficiles. » (p97) 
A la fin de cet entretien ultime, lorsqu’il évoque « l’éboulement » du monde contemporain, « avec une très grande violence depuis une vingtaine d’années », on ne peut que rester admiratif devant la réaffirmation, tout de suite après, de sa confiance en la poésie comme « forme de communication singulière qui est, je crois, la seule réelle. »(p115) 
Pour conclure, mieux vaut laisser la parole, et citer quelques phrases, au hasard du début du livre : le lecteur les replacera dans leurs contextes, mais leur provocation à penser est immédiate. Si le ton est celui de la conversation, les enjeux de ces entretiens sont bien plus profonds : « il n’y a pas d’étanchéité entre la forme prose et la forme poème » (p17) ; « Baudelaire montre dans le langage (…) qu’en même temps tout échappe au langage » (p21) ; « si je parviens à me rejoindre, du même coup, je rejoins un autre, à l’infini » (p26) ; « il ne s’agit pas de s’endormir dans ces blancs » (p27) ; « il faut (…) une langue avec laquelle est entretenu un rapport d’éveil, c’est-à-dire de rupture » (p36) ; « le vrai lecteur serait peut-être celui qui fait confiance aux mots, qui se fait confiance à lui-même dans le temps de sa lecture » (p36) ; « Nous aimons aussi ce qui nous échappe » (p40) ; « le silence fait également partie du langage »(p41) ; « resserrer n’est pas appauvrir mais plutôt en élaguant arriver à un noyau qui serait le point de départ » (p47)… C’est sans fin, mais il faut finir, alors ce passage, admirable de force et d’humilité, à propos de la langue attaquée par l’époque, mais il résonne plus largement en tête : « ne pas aller dans le fil de ce qui se détruit à chaque instant sous nos yeux, mais, tenant compte de ce qui est détruit, tâcher dans l’instant de renverser le mouvement et d’édifier quelque chose. Mais édifier n’est pas exactement le mot qui convient, parce qu’encore une fois, je ne vois pas la finalité de ce que je fais. J’aurais peine à justifier de mon activité d’écrivain. » (p25) 
 
Antoine Emaz 
 
 
André du Bouchet, Entretiens avec Alain Veinstein, Editions L’Atelier contemporain /Institut National de l’Audiovisuel, 120 pages , 20 € 
 
 
 


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