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(Note de lecture) Thierry Metz, "Sur la table inventée", par Isabelle Lévesque

Par Florence Trocmé

 
 
 
À Françoise Metz 
 
 
Entre la table et le vide 
il est une ligne qui est la table et le vide 
où peut à peine cheminer le poème. 
 
Entre la pensée et le sang 
il est un bref éclair 
où sur un point se soutient l’amour. 
 
Roberto Juarroz1 
 
 

Ce qui ne meurt pas peut éclore en livre. Sur la table inventée de Thierry Metz connaît ce sort : Jacques Brémond, l’éditeur, l’Ami, choisit de rééditer ce premier livre du poète qui obtint le prix Voronca « offert à Vincent », fils de la Bien Aimée et de Thierry Metz. La couverture en « papier de chiffon coloré réalisée à la main » porte le titre, en rouge, il est criant mais le papier-tissu l’absorbe et l’atténue. Relief de cette couverture épaisse : le grain, sable et les seaux en référence indirecte au manœuvre et au labeur des jours, avant l’écriture, le soir, seul ? Offrande de mots, chant d’oiseau qui traverse les poèmes comme les encres de Gaëlle Fleur Debeaux qui rejoignent le texte, initialement publié sans elles. L’une évoque une silhouette d’ombre (enfant ? poète ?), au-dessus ce qui ressemble à un oiseau ou à un bateau – un départ. Deux pages noires entourent le texte, rappelant ces encres légères. 
Les trois parties qui composent le livre pourraient marquer les étapes d’une initiation. Chacune commence par un poème en prose relatant ce que fait un « homme » qui arrive, qui s’arrête et passe, sommeille et se réveille. Puis viennent des poèmes en vers non mesurés, généralement courts : 16, 14 et 7 vers. Seuls ces derniers sont numérotés. Chiffres, sens à trouver. Rejoindre le secret, celui de dehors, en soi pourtant. Quête d’une vérité simple de l’être qui se découvre en renaissant. Ne plus être l’ « Âne », que le peu de savoir enorgueillit et conduit sur une mauvaise voie, ni le « Singe » qui imite ceux qui savent sans savoir lui-même. Quelle initiation suivre pour être pleinement homme, pleinement au monde ? Où sont les roses d’or qui redonnèrent son humanité à l’ « Âne », selon Apulée ? « L’homme » de Sur la table inventée est attentif et ouvert. Il sait que ce qui l’entoure forme des signes. Voici un livre d’hiver, écrit de novembre 1986 à mars 1987, un hiver sombre qui cherche la résurrection du printemps. 
 
Le texte révèle la voix fragile de Thierry Metz. En haut de chaque page, à l’angle, le texte serré, choix d’un corps réduit pour les caractères, il impose l’attention accrue, la perception du mot dans le corps des phrases. Le début place un personnage qui n’est pas le narrateur face au dehors. Un signal, « sifflements comme ceux d’un oiseau », l’appelle. Toujours s’ouvre une porte ou une fenêtre, toujours un seuil qu’il faut franchir pour rejoindre l’inatteignable. Ainsi Thierry Metz impose-t-il l’évidence d’une proximité avec l’arbre ou la feuille, l’oiseau, « des traces autour de la maison, c’est tout ». Le fil de la prose déroulée n’est heurté par aucun cri, des reliefs seulement autant d’amers imperceptibles et incontournables, offerts sur le seuil : « cailloux, morceaux d’écorces et les sept couleurs tracées sur l’écorce ». Le minéral, le végétal et ces couleurs d’arc-en-ciel qui, rassemblées, sont la lumière. 
« Ce peu de choses, dit-il, c’est tout un livre. » 
Livre unique, de peu de mots, au-delà des mots, vers la métamorphose et la transmutation.

 
 

On songe au flamboiement de Char et à son attirance pour ce qui demeure dans des aphorismes fulgurants et on lit Thierry Metz, en un chemin apaisé apparemment, parce que ce qu’il désigne est infime –et nécessaire. « L’homme », devenu « un homme » dans le texte suivant, s’empare de « ma langue » dit le narrateur. Tous deux sont tendus calmement vers écrire : viatique, rite pour perpétuer. Ici, on invente. À partir de ce qui est, minime et signifiant, à partir de « ce peu » qui, entrant dans l’écriture, devient le corps du texte. Ce qui alimente le texte est lumineux car tout s’écarte qui n’est pas vital. On se dessaisit de ce qui ralentirait, atténuerait la force vive d’inventer. 
Il faut lire Thierry Metz. Ne pas redouter de croiser « sous la voûte » « le peu », il donne vie à celui qui cherche une courbe pour entrevoir le ciel, demeuré vide, on peut y lire le vol d’un oiseau qui viendra se poser ici et maintenant.  
Qui donc pourrait répondre au « [m]atin des pourquoi » puisqu’aucune réponse n’existe hors le chemin d’écrire ? Glissement des dénominations, après le groupe nominal à l’article changeant, le pronom varie à son tour, de la première à la deuxième personne, « toi nomade de ton souffle ». L’utile est retenu comme la vie simple « dans les silex », avec l’outil, la langue et sa portée à peine plus forte qu’un murmure. Les pourquoi se répètent entre la feuille et le livre « pour distancer l’oracle ». Vertu d’une parole délivrant le message porté par l’éclair et le verbe « regarder » à l’impératif. L’homme et l’arbre, en une seule instance, contiennent (retiennent) la vérité, celle d’une maison bâtie comme un livre : un mot, une pierre ou un arbre, une feuille. Le réseau lexical mêle la donne des forêts à celle de l’abri et du nid. L’homme parmi les arbres réveillera la langue pour qu’elle soit enfin poème. 
Si « la parole tue le passeur », c’est qu’elle signe la vie du poème, à l’aune du moindre souffle, du moindre mouvement : lente érosion silencieuse ponctuée d’un cercle, « autour du dormeur / lutteur étoilé ». Lumière et constellation se répondent et avouent l’humble teneur des vers courts, portant le sceau de l’ici menacé d’oubli. Écrire le sauve sans victoire, quelle gloire à consacrer le minime attrait lorsqu’autour les saisons s’avancent, plaçant en écho les mots « ange » et « hiver » comme deux formules identiques s’engendrant pour dénouer la mémoire ? 
« Homme dans la mémoire des feuilles », la polysémie du dernier nom rétablit la nécessité de l’arbre et celle de l’écrit, glissements imperceptibles entre plusieurs sens, éloignés apparemment (hiver et ange), ou proches par les sons (« feuilles » : l’un des mots-totems de Thierry Metz qui occupe toujours le vers, relançant infiniment les signes, les sons sur la page écrivant l’ici). La feuille et la mort, le foyer et le mot : les chiasmes tracent une carte magique, celle de la demeure menacée, penchée, accueillante pourtant parce qu’elle ne tient que par le livre. « [U]n mot /illuminé » reste, mineur et grave, dans le chant atténué de ce que l’on voudrait proférer. Ciel de la langue, offerte comme le pain, moindre et nécessaire, « dorsale de l’ailleurs ». 
Nous nous trouvons dans la « clairière de l’ange », ange rilkéen qui accompagne silencieusement, qui peut faire signe mais se tait. Parfois l’homme semble gagné par le sommeil, c’est le « dormeur ». 
« Ah ! il n’y avait là nulle prudence en ce dormeur ; il dormait mais en rêvant, mais dans des fièvres : tel que lui-même se prêtait à tout cela »2, écrivait Rilke. De même le dormeur de Thierry Metz pourra ainsi approcher de sa « naissance infime ». 
Le chant de l’oiseau, rouge-gorge au cœur du livre, annonce le poème – le contient, « dans l’inépuisable ». L’homme du début du livre, sur le seuil de la seconde partie, dévoile ses actions, « porter les outils, les pierres », et l’harmonie des tâches accomplies sous le ciel, rêvant le commencement « sur la table inventée », « comme une aube ». La simplification des tâches, le poème réduit à sa nécessité ouvrent les interrogations fondamentales, « bâtir   où », « avec ça : des bouts de bois/des feuilles … », « dans l’inaperçu ». Un mouvement accompagne le chant de l’oiseau, l’homme ne demeure pas ; s’il s’allonge, il reste celui « qui échappe aux campements » : Ulysse, « éclaireur », lampe désignant l’ici traversé, la source approchée. Poète, personne ou personnage, « manœuvre », il œuvre pour ne rester jamais, rejoindre ce qui ne s’atteint pas. Il est Orphée chantant pour les animaux, les plantes, les hommes, les pierres et les dieux, chantant le secret d’avant et celui qui viendra. Orphée pourvu d’une bêche et de « quelques mots » entre « dans la faille du livre » 
 : 
« Écris 
non dans l’écriture 
mais dans l’intimité du puits 
où se cache le plus clair ». 
 
Béance où faire entrer « les sept couleurs   et la terre ». Le poème, nourri de terre « dans les saisons impensées de la soif », demeure –arc-en-ciel, sous l’arche, « je suis l’homme que tu rejoins /dans la clarté qui veille ».  
 
L’homme aborde encore, dans la troisième partie, un chemin silencieux d’étoiles : il veut revenir au sommeil initial qui l’a bercé, au sommeil de sorcier lisant dans le cirque des étoiles la ligne brisée de l’absence. Une parole naît nourrie des fantômes, « grand-mère pythique », sa présence s’inscrit dans la parole d’ici et maintenant et dans celle des étoiles, « grand-mère petite ourse ». Voilà que les appels à l’impératif (multiples dans ce chant du début à la fin du livre) énoncent la nécessité de regarder, de venir et d’asseoir « l’aujourd’hui inexprimé », autrement que par la soif qui demeure près de l’ange où l’écriture se cache et se révèle dans l’absence.  
 
Isabelle Lévesque 
 
 
Sur la table inventée, Thierry Metz, Éditions Jacques Brémond, nouvelle édition 2014 – 64 pages, 18 € 
 
1 Roberto Juarroz, Poésie verticale – traduction de Roger Munier (Librairie Arthème Fayard, 1989). 
2 Rainer Maria Rilke, Élégies de Duino – traduction de Jean-Pierre Lefebvre et Maurice Regnaut (Éditions Gallimard, 1994). 


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