Le dernier jour d’Yitzhak Rabin sort le 16 décembre en France. Entretien avec son réalisateur Amos Gitaï
Pourquoi, aujourd’hui, consacrer un film à l’assassinat d’Yitzhak Rabin?
Mon cher pays, que j’aime beaucoup, ne va pas très bien. Il lui manque, en particulier, une figure politique qui aurait le courage, je dirais même l’optimisme, en dépit de tout ce qui se passe au Proche-Orient, d’avancer, de tendre la main, de créer un dialogue dans ce monde impossible. Cette absence d’un personnage visionnaire est dramatique. Dans ce contexte, que puis-je faire?
Je ne suis pas un homme politique. J’ai une formation d’architecte et je suis cinéaste. Alors, en me souvenant de ce que m’avait dit un jour Jeanne Moreau : «Tout nouveau projet est pour moi l’occasion d’apprendre certaines choses que je ne sais pas encore,»
j’ai décidé de faire ce film. C’était l’occasion de poser une question à la société israélienne.
Laquelle? Pourquoi Rabin a-t-il été assassiné ?
Pourquoi, et surtout par qui, nous le savions déjà. Après son assassinat, la commission d’enquête d’État qui avait été nommée avait limité son champ d’investigation aux manquements opérationnels. En revanche, elle n’avait pas cherché à analyser le contexte, toutes ces incitations à assassiner Rabin. Elle n’avait pas pris en compte dans son rapport les nombreuses forces qui avaient tenté de le déstabiliser pendant de longs mois, ainsi que son gouvernement. Le Likoud, en particulier, qui avait gagné les élections de 1977, n’avait pas supporté la défaite aux élections de 1992 remportées par Rabin. Cela a déclenché une série de manifestations très violentes contre le projet politique de faire la paix avec les Palestiniens porté par Rabin et par Shimon Peres.
Cet homme modeste n’était pourtant pas, a priori, le plus grand des visionnaires. Ni Ben Gourion, ni De Gaulle. Comme si c’était l’histoire elle-même qui, en définitive, avait propulsé Rabin…
Le projet de se réconcilier avec les Palestiniens, Rabin l’avait depuis longtemps. Rien à voir avec un hasard de l’Histoire. La question, me semble-t-il, est d’essayer de comprendre pourquoi on a voulu assassiner un homme aussi intègre. Rabin était le seul responsable politique israélien de premier plan à avoir reconnu publiquement, dans ses Mémoires, qu’en 1948, étant militaire, il avait contribué à chasser des Palestiniens de leurs maisons. Pour faire la paix, il faut être capable d’admettre qu’on a contribué à créer la souffrance de l’autre. Jusque là, de tels propos étaient tabous. On s’en tenait à un discours officiel qui prétendait que les Palestiniens étaient partis tout seuls…
Cette capacité à se confronter avec la vérité a touché le monde arabe: les Israéliens étaient donc prêts à reconnaître qu’eux aussi avaient pu infliger des souffrances. Nul hasard d’ailleurs si, lors des funérailles de Rabin, de nombreux grands dirigeants du monde arabe étaient présents. Il y a eu un bref moment au cours duquel les frontières féroces du Proche-Orient ont commencé à se dissoudre. Ce fut un moment unique. Aujourd’hui, je suis évidemment incapable d’affirmer qu’une autre grande figure émergera dans un futur proche en Israël. Je remarque simplement que, de ce point de vue, nous sommes parvenus à un moment plutôt bas de l’Histoire. Très bas, même sans me montrer déterministe : après tout, le livre de l’histoire du futur n’est pas encore écrit…
En 1996, votre documentaire L’Arène du meurtre était déjà consacré à l’assassinat de Rabin…
Les deux films sont très différents. Dans L’Arène du meurtre, j’essayais de situer un fait tragique dans un univers intime. À la fin, on y entend ma mère parler de la mère de Rabin, et de cette génération, celle de la deuxième alya, qui est arrivée en Israël au tout début du XXe siècle. Au fond, c’est peut-être pour cela que l’assassinat de Rabin est si tragique : il signifie la destruction de ce que représentaient symboliquement les Sabras, ces hommes et ces femmes nés en Palestine avant la création de l’État d’Israël et qui avaient l’espoir de créer une société radicalement différente. L’assassinat de Rabin marque la fin brutale de ce modèle.
Le dernier jour d’Yitzhak Rabin est aussi une charge terrible contre l’actuel premier ministre israélien, Benjamin Nétanyahou…
Cet homme a une ambition personnelle illimitée, au point qu’il pourrait mettre en péril certaines composantes essentielles de la société israélienne. Sous son règne émergent des tendances racistes extrêmement problématiques. De même, sa capacité à tout instrumentaliser à des fins strictement partisanes risque de faire éclater le projet collectif qu’est Israël. Le projet de fonder un refuge pour les juifs était la conclusion politique d’une longue chaîne de souffrances, ce n’était pas un projet religieux.
Est-il exact que c’est grâce à l’intervention de l’ancien président de la Cour suprême, Meir Shamgar, que vous avez pu avoir accès au protocole de la commission d’enquête sur l’assassinat de Rabin ?
Meir Shamgar fait partie de la même génération que Rabin ou Pérès. Avec une amie avocate, elle-même ancienne vice-présidente de la Knesset, ce grand juriste nous a reçus chez lui alors que je préparais mon film. Il a convenu que le mandat de la commission d’enquête était limité à la recherche de défaillances opérationnelles. À notre demande, il a consenti à ce que nous puissions avoir accès aux archives de la commission d’enquête. Et nous avons pu réaliser un énorme travail de documentation. Tout ce qui est dit dans Le dernier jour d’Yitzhak Rabin est sourcé.
De très nombreux acteurs israéliens célèbres apparaissent dans votre film, comme s’ils avaient tous tenu à y participer…
En effet. Même si certains, sur le fond, avaient avec moi des divergences, des désaccords que nous avons surmontés pour le film. Je tenais à cette diversité de points de vue. Je déteste l’uniformité aussi bien politique qu’idéologique. L’art doit entrer en dialogue avec la société. Un dialogue non seulement politique, mais aussi esthétique.
C’est Shimon Pérès qui introduit le film. On ne l’a jamais entendu dire les choses ainsi, de manière aussi nette.
Son interview a duré deux heures. Il est vrai que ce qu’il dit est à la fois très clair et très percutant !
Cette histoire du couple Rabin-Peres est d’ailleurs fascinante : comment une rivalité aussi marquée et ancienne a-t-elle pu se transcender à ce point, jusqu’à vouloir mettre en œuvre un projet d’une telle ambition ?
Pour Israël, l’assassinat de Rabin est différent de ce que représente l’assassinat de Kennedy pour les Américains. Aux États-Unis, les protagonistes ont quasiment tous disparu. Alors qu’en Israël, on en est encore au stade de l’éruption volcanique. Une éruption permanente liée au fait que ceux qui ont contribué à instaurer le climat de haine qui a débouché sur l’assassinat de Rabin flirtent aujourd’hui avec le pouvoir. Le risque est que tout ce qui fait l’originalité de la société israélienne finisse par disparaître. C’est pourquoi le cinéma peut aider à laisser des traces. Je fais confiance à la mémoire. Je crois aux idées. Espérant qu’un jour les choses finiront par s’arranger…
Le dernier jour d’Yitzhak Rabin sort le 16 décembre en France. Entretien avec son réalisateur Amos Gitaï
Pourquoi, aujourd’hui, consacrer un film à l’assassinat d’Yitzhak Rabin?
Mon cher pays, que j’aime beaucoup, ne va pas très bien. Il lui manque, en particulier, une figure politique qui aurait le courage, je dirais même l’optimisme, en dépit de tout ce qui se passe au Proche-Orient, d’avancer, de tendre la main, de créer un dialogue dans ce monde impossible. Cette absence d’un personnage visionnaire est dramatique. Dans ce contexte, que puis-je faire?
Je ne suis pas un homme politique. J’ai une formation d’architecte et je suis cinéaste. Alors, en me souvenant de ce que m’avait dit un jour Jeanne Moreau : «Tout nouveau projet est pour moi l’occasion d’apprendre certaines choses que je ne sais pas encore,»
j’ai décidé de faire ce film. C’était l’occasion de poser une question à la société israélienne.
Laquelle? Pourquoi Rabin a-t-il été assassiné ?
Pourquoi, et surtout par qui, nous le savions déjà. Après son assassinat, la commission d’enquête d’État qui avait été nommée avait limité son champ d’investigation aux manquements opérationnels. En revanche, elle n’avait pas cherché à analyser le contexte, toutes ces incitations à assassiner Rabin. Elle n’avait pas pris en compte dans son rapport les nombreuses forces qui avaient tenté de le déstabiliser pendant de longs mois, ainsi que son gouvernement. Le Likoud, en particulier, qui avait gagné les élections de 1977, n’avait pas supporté la défaite aux élections de 1992 remportées par Rabin. Cela a déclenché une série de manifestations très violentes contre le projet politique de faire la paix avec les Palestiniens porté par Rabin et par Shimon Peres.
Cet homme modeste n’était pourtant pas, a priori, le plus grand des visionnaires. Ni Ben Gourion, ni De Gaulle. Comme si c’était l’histoire elle-même qui, en définitive, avait propulsé Rabin…
Le projet de se réconcilier avec les Palestiniens, Rabin l’avait depuis longtemps. Rien à voir avec un hasard de l’Histoire. La question, me semble-t-il, est d’essayer de comprendre pourquoi on a voulu assassiner un homme aussi intègre. Rabin était le seul responsable politique israélien de premier plan à avoir reconnu publiquement, dans ses Mémoires, qu’en 1948, étant militaire, il avait contribué à chasser des Palestiniens de leurs maisons. Pour faire la paix, il faut être capable d’admettre qu’on a contribué à créer la souffrance de l’autre. Jusque là, de tels propos étaient tabous. On s’en tenait à un discours officiel qui prétendait que les Palestiniens étaient partis tout seuls…
Cette capacité à se confronter avec la vérité a touché le monde arabe: les Israéliens étaient donc prêts à reconnaître qu’eux aussi avaient pu infliger des souffrances. Nul hasard d’ailleurs si, lors des funérailles de Rabin, de nombreux grands dirigeants du monde arabe étaient présents. Il y a eu un bref moment au cours duquel les frontières féroces du Proche-Orient ont commencé à se dissoudre. Ce fut un moment unique. Aujourd’hui, je suis évidemment incapable d’affirmer qu’une autre grande figure émergera dans un futur proche en Israël. Je remarque simplement que, de ce point de vue, nous sommes parvenus à un moment plutôt bas de l’Histoire. Très bas, même sans me montrer déterministe : après tout, le livre de l’histoire du futur n’est pas encore écrit…
En 1996, votre documentaire L’Arène du meurtre était déjà consacré à l’assassinat de Rabin…
Les deux films sont très différents. Dans L’Arène du meurtre, j’essayais de situer un fait tragique dans un univers intime. À la fin, on y entend ma mère parler de la mère de Rabin, et de cette génération, celle de la deuxième alya, qui est arrivée en Israël au tout début du XXe siècle. Au fond, c’est peut-être pour cela que l’assassinat de Rabin est si tragique : il signifie la destruction de ce que représentaient symboliquement les Sabras, ces hommes et ces femmes nés en Palestine avant la création de l’État d’Israël et qui avaient l’espoir de créer une société radicalement différente. L’assassinat de Rabin marque la fin brutale de ce modèle.
Le dernier jour d’Yitzhak Rabin est aussi une charge terrible contre l’actuel premier ministre israélien, Benjamin Nétanyahou…
Cet homme a une ambition personnelle illimitée, au point qu’il pourrait mettre en péril certaines composantes essentielles de la société israélienne. Sous son règne émergent des tendances racistes extrêmement problématiques. De même, sa capacité à tout instrumentaliser à des fins strictement partisanes risque de faire éclater le projet collectif qu’est Israël. Le projet de fonder un refuge pour les juifs était la conclusion politique d’une longue chaîne de souffrances, ce n’était pas un projet religieux.
Est-il exact que c’est grâce à l’intervention de l’ancien président de la Cour suprême, Meir Shamgar, que vous avez pu avoir accès au protocole de la commission d’enquête sur l’assassinat de Rabin ?
Meir Shamgar fait partie de la même génération que Rabin ou Pérès. Avec une amie avocate, elle-même ancienne vice-présidente de la Knesset, ce grand juriste nous a reçus chez lui alors que je préparais mon film. Il a convenu que le mandat de la commission d’enquête était limité à la recherche de défaillances opérationnelles. À notre demande, il a consenti à ce que nous puissions avoir accès aux archives de la commission d’enquête. Et nous avons pu réaliser un énorme travail de documentation. Tout ce qui est dit dans Le dernier jour d’Yitzhak Rabin est sourcé.
De très nombreux acteurs israéliens célèbres apparaissent dans votre film, comme s’ils avaient tous tenu à y participer…
En effet. Même si certains, sur le fond, avaient avec moi des divergences, des désaccords que nous avons surmontés pour le film. Je tenais à cette diversité de points de vue. Je déteste l’uniformité aussi bien politique qu’idéologique. L’art doit entrer en dialogue avec la société. Un dialogue non seulement politique, mais aussi esthétique.
C’est Shimon Pérès qui introduit le film. On ne l’a jamais entendu dire les choses ainsi, de manière aussi nette.
Son interview a duré deux heures. Il est vrai que ce qu’il dit est à la fois très clair et très percutant !
Cette histoire du couple Rabin-Peres est d’ailleurs fascinante : comment une rivalité aussi marquée et ancienne a-t-elle pu se transcender à ce point, jusqu’à vouloir mettre en œuvre un projet d’une telle ambition ?
Pour Israël, l’assassinat de Rabin est différent de ce que représente l’assassinat de Kennedy pour les Américains. Aux États-Unis, les protagonistes ont quasiment tous disparu. Alors qu’en Israël, on en est encore au stade de l’éruption volcanique. Une éruption permanente liée au fait que ceux qui ont contribué à instaurer le climat de haine qui a débouché sur l’assassinat de Rabin flirtent aujourd’hui avec le pouvoir. Le risque est que tout ce qui fait l’originalité de la société israélienne finisse par disparaître. C’est pourquoi le cinéma peut aider à laisser des traces. Je fais confiance à la mémoire. Je crois aux idées. Espérant qu’un jour les choses finiront par s’arranger…