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(Note de lecture) Ludovic Degroote, zambèze, par Anne Malaprade

Par Florence Trocmé

    
ZambezeL’Afrique Fantôme disait, pour Michel Leiris, sa « déception d’Occidental mal dans sa peau ». L’écrivain espérait que ces voyages en Afrique noire feraient de lui « un autre homme, plus ouvert et guéri de ses obsessions ». Ludovic Degroote trouve lui aussi « beaucoup », « mais non la délivrance » (Leiris encore), dans une Afrique australe qu’il saisit à partir du Zambèze, ce fleuve qui sert de frontière et traverse six pays : Angola, Zambie, Namibie, Botswana, Zimbabwe, Mozambique. L’expérience africaine conduit à une aventure physique et mentale, un voyage verbal et poétique dont ce livre, zambèze, nous rapporte quelques épisodes, ou quelques « chutes ». Frontière entre soi et les autres — les étrangers, les Africains, les animaux exotiques et sauvages, les couleurs, les saveurs, les odeurs, les matières —, entre soi et les siens : Occidentaux, amis, famille —, fracture entre soi et soi, enfin.  
 
Dans la langue du peuple Thonga zambèze signifie « grand fleuve ». Dans l’imaginaire de Degroote zambèze évoque surtout la magie hésitante des mots, dont le son porte les sens, et déporte le sens au-delà de toute perception raisonnée, contrôlée, rationnelle. Le livre accompagne ce fleuve miroir (le terme miroir désigne aussi, au Moyen-Âge, des compilations de textes divers), le suit, l’observe, l’interroge « à l’aveuglette », ainsi que les paysages et les villes qui l’entourent. Le journal, fait de notes en prose, de poèmes, de « dérives », de vers isolés, s’ouvre sur une date, « quinze juillet deux mille treize », et s’achève sur la mention d’un cadre et d’une temporalité qui sont ceux du travail, de la recollection et de la distanciation, « wimereux — la madeleine, août 2014 — février 2015 ». Il relate une épreuve et une mise à l’épreuve : peut-on sortir de soi ? faut-il se fuir pour rencontrer l’Afrique ? s’oublier, se perdre, se mettre en danger, se désunir, se démasquer ? « on nous dit : l’afrique est magique — elle l’est, si je n’y suis pas ». Il ne s’agit ici en effet ni d’évasion, ni d’expédition, ni de divertissement, et encore moins d’observation ethnographique ou de témoignage politique. La révolte est « infructueuse et désœuvrée ». Pourtant la rencontre avec un espace inconnu enclenche un retour sur un temps intime et passé, suspendu, arrêté, intact, toujours sur le point de recouvrir le présent et de fragiliser l’avenir. C’est le temps des livres et du cinéma, des récits familiaux, des images toutes faites et des expressions figées que l’éducation et le milieu ont donné à l’enfant. Or ce temps reconduit à un autre espace, celui de l’origine, de l’habitude, de la quotidienneté, du familier, mais qui devient, depuis l’Afrique, paradoxalement lointain : chambéry, les charmettes, la salette, annecy, autant de noms qui disent une mythologie personnelle et commune. D’emblée, la perspective est donnée : « on ne peut tout dire — il faut choisir ». Et ce choix fait le livre, dessine sa singularité, son humilité et son audace. Crainte des poncifs, méfiance vis-à-vis de soi-même, peur des lieux communs, inquiétude devant ses propres débordements : le fleuve dont il s’agit est également le nom d’un flux intérieur qui charrie des impressions, des réflexes, des mécanismes de pensée que l’écrivain circonscrit et temporise. Me revient cette proposition de Hume selon laquelle nous pensons malgré nous au travers de trois relations naturelles qui sont autant de principes d’association : ressemblance, causalité, contiguïté. Des « pieuvres », donc, attaquent la nuit et, le jour, continuent de brider la liberté, la joie et la curiosité du voyageur, menaçant de lui faire « perdre le sentiment » comme le disait si justement Pylade d’Oreste dans Andromaque. Toutes proportions gardées, on ne peut s’empêcher de voir et d’entendre dans ces monstres marins l’écho affaibli de ces « serpents » qui sifflaient sur les têtes effrayées des héros raciniens.  
Pour se détourner des topoï, pour se fuir, et parler, penser, inventer au-dehors de soi, l’écrivain se tourne vers ce qu’il connaît le mieux, vers ce qu’il connaît le moins : des mots empruntés à l’Autre, termes communs ou noms propres qui recouvrent une réalité elle-même mystérieuse. Leur étrangeté est paradoxalement soulignée par l’absence de majuscules. Dans cette langue pour l’Afrique, dans ces phrases depuis et vers l’Afrique, on ne sait plus très bien ce que les codes de la grammaire française peuvent bien vouloir et pouvoir dire. Chaque mot inédit devient ainsi un territoire, géographique, animal et imaginaire, au sein duquel nos imaginaires peuvent se rencontrer : lusaka, lower zambezi, bush, kafue, chongwe, lodge, kiambi, livingstone, chirundu, mosi-oa-tunya, victoria, mfuwe lodge, kudu, puku, impala, bushbuk, jabirus, chitenge … Les mots sont l’évidence de la langue et pourtant ce sont également eux qui déconstruisent l’évidence du vivre, la prolongeant en expérience verbale. Il suffit d’une syllabe, il suffit d’un son, d’un écho pour que la vie défile le temps et défie l’espace, pour que l’écriture désasphyxie celui qui enfin « passe la tête dehors ».     
Enfin, dire combien cette langue à la fois colorée et discrète, luxuriante et minimale, trace, en creux, le portrait d’un homme déterminé à affronter ses « pieuvres » réelles et fantasmées : juste un homme, un homme juste. Un humain qui traverse le temps et l’espace, un sujet traversé par ce qui ne lui appartient pas, un corps brisé qui est là et pourtant toujours ailleurs, une conscience qui trouve, grâce à la langue, ce qu’il faut de distance et de proximité pour écrire ce qui, du monde, lui échappe, et ce qui, dans le monde, la lie et la retient aux siens, aux Africains, à ses lecteurs, à ses amis. « comme si nous avions beaucoup à extraire de nos disparitions ». Solitude du contact et contact de la solitude : « c’est ainsi qu’on meurt, dans la continuité d’être vivant, par application de soi ». 
 
Anne Malaprade 
 
Ludovic Degroote, Zambèze, Unes, 2015, 17 euros. 
 


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