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(feuilleton) "Terre inculte", par Pierre Vinclair, n°36. Da

Par Florence Trocmé

Avant-dernier épisode du feuilleton de traduction au long cours de Pierre Vinclair : The waste Land de T.S. Eliot

36. Da

395   Ganga was sunken, and the limp leaves
Waited for rain, while the black clouds
Gathered far distant, over Himavant.
The jungle crouched, humped in silence.
Then spoke the thunder
400   DA
Datta : What have we given ?
My friend, blood shaking my heart
The awful daring of a moment's surrender
Which an age of prudence can never retract
405   By this, and this only, we have existed
Which is not to be found in our obituaries
Or in memories draped by the beneficent spider
Or under seals broken by the lean solicitor
In our empty rooms
410   DA
Dayadhvam : I have heard the key
Turn in the door once and turn once only
We think of the key, each in prison
Thinking of the key, each confirms a prison
415   Only at nightfall, æthereal rumours
Revive for a moment a broken Coriolanus
DA
Damyata
: The boat responded
Gaily, to the hand expert with sail and oar
420   The sea was calm, your heart would have responded
Gaily, when invited, beating obedient
To controlling hands
36. 1. La dernière fois, le chant du coq même qui précipita la mort de Jésus fit venir la pluie.
36. 1. 1. J’ai essayé de montrer qu’après le suicide de la parole (voir # 34), il s’agissait de faire le poème dans un autre état – disons « mystique ». Or, cette nouvelle section commence avec la sécheresse.
36. 1. 2. Ganga, c’est le Gange : le fleuve sacré des Hindous.
36. 1. 3. « Sunken » signifie quelque chose comme « submergé », et s’applique donc normalement assez difficilement à un fleuve ; ou plutôt, si les choses ont coutume d’être « sunken » par le fleuve, ce n’est pas le fleuve qui est habituellement dans cet état. Mais « sunken » peut signifier aussi « en creux, affaissé », et la suite du poème « leaves / waited for rain » indique qu’il est en fait à sec.
36. 2. Notre fragment commence donc par un triple renversement, culturel (l’Occident chrétien laisse la place à l’Orient hindouiste), climatique (la pluie devient la sécheresse) et sémantique (le « sunker » est « sunken »). La petite ligne blanche qui sépare le vers 394 du vers 395 abrite donc un hiatus presque infini (en même temps, on peut dédramatiser un peu ce blanc en considérant les vers 395-399 comme un flashback momentané, le v. 400 reprenant le thème du tonnerre esquissé au v. 394).
36. 3. Chaque fragment, par contre, est assez cohérent, et celui-ci est assez aisément descriptible : ainsi le fleuve du vers 394 (fût-il à sec) se jette-t-il dans la mer du vers 420. Au passage, il rencontre trois fois le mot « Da », suivis de trois mots en sanscrit commençant par cette syllabe.
36. 3. 1. Voilà ce qu’Eliot précise en note, pour éclairer ce passage : « Datta, dayadhvam, damyata » (Donne, sympathise, dirige). La fable sur la signification du tonnerre se trouve dans le Brihadaranyaka-Upanishad, 5, I. Elle est traduite dans Sechzig Upanishads des Veda par Deussen, p. 489. »
36. 3. 2. Il faut peut-être expliciter un peu : dans l’upanishad en question (voir ici), à chaque fois que le tonnerre dit « Da », les hommes finissent différemment le mot dont « da » est la première syllabe : Datta (donne) pour les uns, dayadhvam (sympathise) pour les autres, damyata (dirige) pour les derniers. La morale de l’histoire, c’est que les trois sont vrais : l’homme doit se contrôler, donner, et compatir. Dans le fragment du poème, chacun de ces préceptes donne lieu, de la part d’Eliot, à une sorte d’élucidation poétique, sous forme d’images. Donner est dans les vers 401-409 développé autour du thème du « surrender » : quelque chose comme le fait de se rendre, l’abandon, le lâcher-prise. Le don est un don de soi. La sympathie se développe en négatif à travers une sorte d’allégorie de la solitude angoissée. Le contrôle se figure par la mise en parallèle de l’obéissance du cœur qui bat gaiement (vers 402, il était remué par le sang) et celle du bateau sur la mer calme.
36. 3. 3. Il est intéressant de voir que chacune de ces élucidations poétiques développe des images empruntées cette fois à la tradition occidentale : Webster (une note autographe précise que le v. 407 renvoie à The White Devil, V, 6), Dante (une note autographe précise que le v. 411 renvoie à Enfer, XXXIII, 46) Shakespeare (pas de note, cette fois, mais après en avoir donné le nom dans le texte, le vers 420 renvoie, on l’apprend ici, à Coriolan).
36. 4. Qu’est-ce que cela signifie ? Faut-il y voir, comme on a coutume de le faire, la figuration d’une sorte d’éthique d’Eliot – une éthique du don, de l’empathie, du calme oubli de soi ?
36. 4. 1. Dans la logique des épisodes précédents, il faudrait prendre en compte la situation de ce fragment dans l’ensemble (quand apparaît-il ? Qu’est-ce que l’on est censés avoir lu avant de tomber sur lui ?). Plutôt que la figuration des options personnelles d’Eliot, on pourrait le considérer comme le résultat auquel a abouti la machination du sens par le texte : l’éthique du poème.
36. 4. 2. L’étude de l’éthique d’un texte ne doit pas être la reconstruction d’une idéologie hors-sol, mais au contraire la compréhension précise et pragmatique de ce qu’il dit et fait, à qui, et comment. En l’occurrence, que chuchote-t-il, le poème, au lecteur essoufflé qui est venu à bout des 400 vers qui précèdent ? Qu’est-ce que, dans ce contexte, le calme oubli de soi dont il fait la promotion ?
36. 5. Hypothèse : l’illisible rejoint le mystique. Comme dans la fable indienne, le lecteur est en effet celui qui ajoute des syllabes pour donner sens au « da » qui n’en a pas par soi seul ; celui qui continue les vers au-delà du poème, dans les blancs ; qui s’abandonne au texte et en même temps le continue en lui ; qui trouve autrui dans la prison des mots et qui le continue. Le poème est don du poème et la lecture empathie. Et la mer calme ? Quand l’éclair a craché toute sa pluie, quand le langage a tourné sur lui-même à une vitesse infinie, les médiations prennent feu, et s’ouvre la mer de l’absolu.
36. 6. L’éthique du poème : c’est la suppression des médiations du langage, par les médiations du langage. C’est le partage de l’au-delà, des mots – culte inculte.
Ganga était à sec, et les feuilles flasques
Attendaient la pluie, pendant que les nuages noirs
Se rassemblaient assez loin, sur Himavant.
La jungle tapie, se blottissait dans le silence.
Puis le tonnerre parla
Da
Datta
 : Qu’avons-nous donné ?
Mon ami, le sang qui fait trembler mon cœur
L’horrible audace d’un abandon ponctuel
Qu’une ère de prudence ne saurait racheter
Par cela, et cela seulement, nous avons existé
Ce qui ne risque pas de figurer dans nos nécrologies
Ou dans les souvenirs tissés par l’araignée bienfaisante
Ou sous les sceaux brisés par le notaire chétif
Dans nos chambres vides
Da
Dayadhvam
 : J’ai entendu la clé
Tourner une fois dans la serrure et une fois seulement
Nous pensons à la clé, chacun dans sa prison
Et par le fait de penser à la clé, chacun renforce sa prison
Seulement à la tombée de la nuit, des rumeurs éthérées
Ravivent un moment un Coriolan brisé
Da
Damyata
 : Le bateau a réagi
Gaiement, à la main sachant manier la voile et la pagaie
La mer était calme, ton cœur aurait réagi
Gaiement, une fois invité, battant docilement
Pour les mains contrôleuses.


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