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(feuilleton) "Terre inculte", par Pierre Vinclair, n°37. 7

Par Florence Trocmé

Poezibao publie aujourd’hui le trente-septième et dernier épisode du feuilleton de traduction de The Waste Land de T.S. Eliot, proposé par Pierre Vinclair. Qu’il soit remercié pour cette magnifique aventure, une année en compagnie de ce livre, une traduction commentée en pas à pas, un passionnant travail au plus près du texte, pour lequel il lui a fallu aussi beaucoup de ténacité et d’engagement.
La traduction intégrale de Pierre Vinclair est disponible ici.

37. 7

I sat upon the shore
Fishing, with the arid plain behind me
425   Shall I at least set my lands in order ?
London Bridge is falling down falling down falling down
Poi s'ascose nel foco che gli affina
Quando fiam uti chelidon
— O swallow swallow
Le prince d'Aquitaine à la tour abolie
430   These fragments I have shored against my ruins
Why then Ile fit you. Hieronymo's mad againe.
Datta. Dayadhvam. Damyata.
Shantih shantih shantih

37. 1. Voici donc le dernier fragment de The Waste Land.
37. 2. Comme il le précise non seulement en note, mais dans le corps du texte lui-même (v. 430), il s’agit essentiellement ici d’un montage de citations, plus ou moins directes. Les vers 423-424 font référence au Roi Pêcheur tel qu’il est présenté dans le livre de Weston, From Ritual to Romance ; le vers 425 renvoie peut-être au livre d’Isaïe ; le vers 426 cite une chanson pour enfants bien connue ; le vers 427 est issu du Purgatoire de Dante et signifie « Puis il se cacha dans le feu qui les purifie » (il s’agit de la conclusion du chant XXVI, dans lequel Dante donne la parole au troubadour Arnaut Daniel, en provençal – troubadour déjà cité dans l’exergue – voir 1. 3.) ; le vers 428, qui signifie « Quand deviendrai-je comme l’hirondelle ? », cite le poème anonyme latin Pervigilium Veneris (il s’agit en réalité d’une référence au viol de Philomèle, dont on a déjà parlé au moins à deux reprises, en # 12 et en # 20) ; le vers 429 est bien sûr une citation du « El Desdichado » de Nerval ; le vers 431 cite The Spanish Tragedy de Thomas Kyd. Les deux derniers vers, quant à eux, reprennent l’upanishad dont il a été question la dernière fois, le v. 432 renvoyant aux trois formes de l’éthique qui y est définie. Enfin, le v. 433 donne trois fois un mot qu’Eliot traduit ainsi en note : « The Peace which passeth understanding », c’est-à-dire « la Paix qui passe l’entendement ». Une paix mystique, donc, un repos dans l’absolu, qui ressemble à la béatitude.
37. 3. Le seul qui soit vraiment de la main d’Eliot est donc le vers 430, qui énonce d’ailleurs le statut des autres vers : « Ces fragments que j’ai posés contre mes ruines comme des étais ».
37. 3. 1. Si cette phrase, en elle-même, est claire, on peut malgré tout essayer de préciser de quelle nature sont ces fragments : il est en effet remarquable que pour la plupart, ils ne se contentent pas d’être des citations. Au moins trois d’entre eux proposent une définition de ce qu’est un poète.
37. 3. 1. 1. Philomèle, on l’a déjà vu, est une allégorie de la transformation de la violence en chant.
37. 3. 1. 2. La citation de Dante se réfère à un troubadour, qui vient de prononcer les vers suivants :
Tant me plaît votre courtoise demande,
Que je ne puis ni ne veux vous cacher mon nom.
Je suis Arnaud qui pleure et vais chantant,
Par ce brûlant chemin, la folie passée,
Et je vois devant moi le jour que j’espère.
Ores vous prie, par cette vaillance
Qui vous guide au sommet de l’escalier,
De vous souvenir de ma douleur.

37. 3. 1. 3. Enfin, « El Desdichado » de Nerval, on le sait, fait du poème l’expression d’une perte, d’un deuil, qui rapproche son auteur de la mort et de la folie.
37. 3. 2. Dans ces trois cas, donc, les fragments que pose Eliot contre ses ruines définissent en quelque sorte le chant poétique comme une sublimation de la souffrance.
37. 4. Une sublimation de la souffrance sans doute doublement paradoxale, d’abord parce qu’elle s’exprime, contrairement au préjugé lyrique, par les vers d’autres auteurs ; ensuite parce qu’elle aboutit à une sorte de paix qui est aussi l’avènement du silence.
37. 5. À suivre l’interprétation que j’ai donné du chant V au fil de ma lecture, l’auto-suppression des médiations linguistique a pour rôle de donner un accès à l’absolu lui-même – l’éthique du poème le constituant comme une échelle de langage, qui met en relation avec ce qui est hors du langage.
37. 6. L’année même où Eliot publie The Waste Land, Wittgenstein, une autre connaissance de Russell (qu’on présume avoir été l’amant de Vivien Eliot, voir # 8), publie son Tractatus Logico-Philosophicus.
37. 6. 1 Si l’ouvrage se présente comme un traité de philosophie de la logique, il abrite aussi bien, en creux ou en négatif, une conception mystique qui refuse notamment aux médiations du langage l’accès à l’absolu du sens. Pour Wittgenstein, faute de pouvoir se constituer comme des images, précises, de faits qu’ils décriraient, les discours sur l’éthique et l’esthétique sont tout simplement dénués de sens.
37. 6. 2. Ce qui ne signifie pas que l’éthique n’a pas d’objet ; simplement, « ce qui peut être montré ne peut être dit. » (4. 1212)
37. 6. 3. Dès lors, Wittgenstein annonce que son propre langage, qui ne se contente pas de montrer les règles du langage mais qui prétend aussi les dire, c’est-à-dire dire ce qui ne peut être dit, doit à son tour être considéré comme dénué de sens.
37. 6. 4. Nous avons parlé, plus haut, de salut et de suicide (voir # 34). Comme dans The Waste Land, ce que le Tractatus dit est destiné à se dépasser dans un hors-texte seulement montré ; un hors-texte avec lequel nous aurons été mis en relation par une sorte de suicide des médiations.
37. 6. 5. Voilà comment se termine le Tractatus logico-philosophicus :
« 6. 54 Mes propositions sont des éclaircissements en ceci que celui qui me comprend les reconnaît à la fin comme dépourvues de sens, lorsque par leur moyen – en passant sur elles – il les a surmontées. (Il doit pour ainsi dire jeter l'échelle après y être monté.)
Il lui faut dépasser ces propositions pour voir correctement le monde.
7. Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence. »
J’étais assis sur le rivage
En train de pêcher, avec la plaine aride derrière moi
Faudrait-il au moins mettre mes terres en ordre ?
London Bridge is falling down falling down falling down
Poi s'ascose nel foco che gli affina
Quando fiam uti chelidon
— Ô hirondelle hirondelle
Le prince d'Aquitaine à la tour abolie
Ces fragments que j’ai posés contre mes ruines comme des étais
Why then Ile fit you. Hieronymo's mad againe.
Datta. Dayadhvam. Damyata.
Shantih shantih shantih

Tous les épisodes du feuilleton de traduction de The Waste Land de TS Eliot, par Pierre Vinclair :
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