Quatrième de couverture :
«Il s’agit d’abord de se taire – de supprimer le public et de savoir se juger. D’équilibrer une attentive culture du corps avec une attentive conscience de vivre. D’abandonner toute prétention et de s’attacher à un double travail de libération – à l’égard de l’argent et à l’égard de ses propres vanités et de ses lâchetés. Vivre en règle. Deux ans ne sont pas de trop dans une vie pour réfléchir sur un seul point. Il faut liquider tous les états antérieurs et mettre toute sa force d’abord à ne rien désapprendre, ensuite à patiemment apprendre.»
Dans ses Carnets, Albert Camus se confronte au monde autant qu’à lui-même. Curieux de tous et de tout, il raconte une anecdote, épingle une sensation, fixe pour y revenir idées et citations. Ce premier volume rassemble les notes prises de 1935 à 1942, alors qu’Albert Camus rédige, entre autres livres, Noces, L’Étranger et Le Mythe de Sisyphe.
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Que dire de ce premier tome des Carnets de Camus, sinon que c’est difficile d’en parler, parce que je ne l’ai pas lu en continu et qu’il est constitué de fragments qui ont trait à toutes sortes de sujets, les livres et articles en cours, des idées de textes, la pensée, l’être au monde, des citations d’écrivains, des notes sur l’Algérie, sur Oran, etc. Une profonde humanité, l’amour de la liberté marquent ces pages.
Je tenais à en parler un peu aujourd’hui, date du décès d’Albert Camus en 1960. Plutôt que de bâcler une analyse dont je me sens parfaitement incapable, je préfère vous livrer quelques extraits choisis. Certains m’ont fait penser aux belles pages de L’étranger, de La Peste ou de Noces.
« Mai 1936
Ne pas se séparer du monde. On ne rate pas sa vie lorsqu’on la met dans la lumière. Tout mon effort, dans toutes les positions, les malheurs, les désillusions, c’est de retrouver les contacts. Et même dans cette tristesse en moi quel désir d’aimer et quelle ivresse à la seule vue d’une colline dans l’air du soir.
Contacts avec le vrai, la nature d’abord, et puis l’art de ceux qui ont compris, et mon art si j’en suis capable. Sinon, la lumière et l’eau et l’ivresse sont encore devant moi, et les lèvres humides du désir. Désespoir souriant. Sans issue, mais exerçant sans cesse une domination qu’on sait vaine. L’essentiel : ne pas se perdre, et ne pas perdre ce qui, de soi, dort dans le monde. »
« Août 37
Chaque fois que j’entends un discours politique ou que je lis ceux qui nous dirigent, je suis effrayé depuis des année de n’entendre rien qui rende un son humain. Ce sont toujours les mêmes mots qui disent les mêmes mensonges. Et que les hommes s’en accommodent, que la colère du peuple n’ait pas encore brisé les fantoches, j’y vois la preuve que les hommes n’accordent aucune importance à leur gouvernement et qu’ils jouent, vraiment oui, qu’ils jouent avec toute une partie de leur vie et de leurs intérêts soi-disant vitaux. »
« 17 octobre 1937
Dans les chemins autour de Blida, la nuit comme un lait et une douceur, avec sa grâce et sa méditation. Le matin sur la montagne avec sa chevelure rase ébouriffée de colchiques – les sources glacées – l’ombre et le soleil – mon corps qui consent puis refuse. L’effort concentré de la marche, l’air dans les poumons comme un fer rouge ou un rasoir effilé – tout entier dans cette application et ce surpassement qui s’efforcent à triompher de la pente – comme une connaissance de soi par le corps. Le corps, vrai chemin de la culture, il nous montre nos limites. »
« Septembre 1939
Il est toujours vain de vouloir se désolidariser, serait-ce de la bêtise et de la cruauté des autres. On ne peut dire « Je l’ignore ». On collabore ou on la combat. Rien n’est moins excusable que la guerre et l’appel aux haines nationales. Mais une fois la guerre survenue, il est vain et lâche de vouloir s’en écarter sous le prétexte qu’on n’en est pas responsable. Les tours d’ivoire sont tombées. La complaisance est interdite pour soi-même et pour les autres.
Juger un événement est impossible et immoral si c’est du dehors. C’est au sein de cet absurde malheur qu’on conserve le droit de le mépriser.
La réaction d’un individu n’a aucune importance en soi. Elle peut servir à quelque chose mais ne justifie rien. Vouloir, par le dilettantisme, planer et se séparer de son milieu, c’est faire l’épreuve la plus dérisoire des libertés. Voilà pourquoi il fallait que j’essaie de servir. Et si l’on ne veut pas de moi, il faut aussi que j’accepte la position du civil dédaigné. Dans les deux cas, mon jugement peut demeurer absolu et mon dégoût sans réserves. Dans les deux cas, je suis au milieu de la guerre et j’ai le droit d’en juger. D’en juger et d’agir. »
« Paris. Mars 1940
Paris. Les arbres noirs dans le ciel gris et les pigeons couleur de ciel. Les statues dans l’herbe et cette élégance mélancolique… L’envol des pigeons comme un claquement de linge qui se déplie. Les roucoulements dans l’herbe verte.
Paris. Les petits cafés à 5 heures du matin – la buée sur les vitres – le café bouillant – le public des Halles et des convoyeurs – le petit verre matinal et le beaujolais. La Chapelle. Brumes – voies aériennes et lampadaires. »
« Septembre 1941
Vertige de se perdre et de tout nier, de ne ressembler à rien, de briser à jamais ce qui nous définit, d’offrir au présent la solitude et le néant, de retrouver la plate-forme unique où les destins à tout coup peuvent se recommencer. La tentation est perpétuelle. Faut-il lui obéir ou la rejeter ? Peut-on porter la hantise d’une œuvre au creux d’une vie ronronnante, ou faut-il au contraire lui égaler sa vie, obéir à l’éclair ? Beauté, mon pire souci, avec la liberté. »
Albert CAMUS, Carnets I Mai 1935 – février 1942, Gallimard, 1962 et 2013
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