Rares sont les expositions qui peuvent se passer purement et simplement de textes explicatifs. Mais les immenses toiles colorées de Wilfredo Lam sont une entorse à cette règle, tant elles sont parlantes en elles-mêmes ; par la simple force expressive qu’elles dégagent, elles nous absorbent tout entier dans leur contemplation, à la recherche de leur sens, de leur bout, leur fin, leur dessein. La prose onirique de Wilfredo Lam envahit le dernier étage du centre Pompidou, et on se laisse déborder avec délectation.
Wilfredo Lam, La jungle. Centre Pompidou © Photo : Agathe Torres
La jungle. Une épaisse condensation de bras, jambes, et troncs d’arbres. Des tronçons de corps perdus dans l’amas. Des têtes qui jaillissent, des seins qui effleurent, des fesses qui ressortent, autant de courbes qui viennent atténuer la verticalité de la forêt. On tente de compter les personnages. Entrent-ils ? Sortent-ils ? On est à la lisière de l’étrange, à l’orée du bois. Est-ce qu’ils nous sourient ? Etrange naïveté. Ils se tordent, nous appellent et nous repoussent. On est là, au milieu de cette jungle. On est enserré par ces arbres, pris par ces corps disloqués. On vit cet instant, angoissé, hésitant, fasciné. Le halo de lumière nous rassure ; il est curieusement chaud. Il semble irradier du coeur de la forêt et s’imbiber de teintes vertes au contact des arbres. Le bleu n’a pas toujours été une couleur froide.
Wilfredo Lam est un artiste tout aussi fascinant que ses toiles. D’un point de vue très pragmatique, il pourrait essuyer de nombreuses critiques. On pourrait dire de lui qu’il a mangé à tous les râteliers, l’accuser de pillage artistique. L’inspiration de nombreux artistes du début du XXe siècle est indéniable chez l’artiste cubain. Les fenêtres plates de Matisse, les corps démembrés de Picasso, les cubes de Cézanne ou Paul Klee, et parfois d’autres tentatives comme un vaste brouillon à la Pollock, ou des motifs plus sombres puisés peut-être chez Odilon Redon. La liste est non exhaustive.
Pourtant Lam, à travers ce foisonnement de références, réalise la prouesse de dégager son originalité, créer son univers propre. Prouesse car cette unicité est très subtile. La ressemblance frappante aux maîtres est détournée avec quelques coups de pinceaux atypiques, des sources étonnantes, une palette singulière, bref des petits détails qui font la spécificité de Lam et que l’exposition nous laisse découvrir par nous-même au fil des espaces, comme un jeu de pistes.
Exposition Wilfredo Lam, Centre Pompidou © Photo : Agathe Torres
Les couleurs en particulier sont sublimes. Lam nous hypnotise avec des harmonies rares et précieuses. Parfois, on a l’impression de tons pastels mais pourtant vifs, ou autres oxymores du même type. On a des nuances de bleu-vert ou de rose assez peu représentées par les artistes de la même génération. De savants dégradés dignes d’un Ingres font se juxtaposer des couleurs criardes et opposées. Plonger dans une toile de Lam c’est mettre l’oeil dans le kaléidoscope. Sa palette est unique.
Et le monde qu’il crée l’est tout autant. L’artiste peintre peuple ses tableaux d’étranges créatures tarabiscotées, biscornues, à la fois effrayantes et envoûtantes ; parfois on dirait des personnages de Jérôme Bosch. Mais alors que ceux-ci nous écœurent, curieusement ceux de Lam nous attirent. Ils nous invitent dans leur danse, leur transe, leur monde proche et lointain, ils semblent nous aspirer sur toute la hauteur des toiles, comme les sirènes d’Ulysse charment pour entraîner ensuite vers les abysses. On a un peu cette même sensation, de ne pas pouvoir se détacher de leur regards et se laisser entraîner dans des eaux qu’on sait troubles. Ces personnages n’inspirent pas toujours confiance. Ils sont découpés, tordus, sournois, ils nous dévisagent du coin de l’œil – est-ce bien un oeil ? Le monde duquel ils semblent venir a l’air profond et sombre, mystérieux et angoissant. Et pourtant, d’autres fois, ils paraissent très naïfs.
Exposition Wilfredo Lam, Centre Pompidou © Photo : Agathe Torres
Avec une scénographie qui laisse toute sa place à la peinture, au temps et à l’espace, le centre Pompidou nous laisse descendre ce fleuve étonnant de la peinture de Lam, avec ses différentes ambiances, ses différentes tentatives. Les toiles du peintre sont comme des personnages sur la rive du parcours, qu’on entr’aperçoit depuis la barque, et nous font signe quand on les dévisage. Laissez-vous embarquer.
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Wilfredo Lam, Centre Pompidou
Du 30 septembre au 15 février 2016
Tjl sauf mardi de 11h à 21h, nocturne jeudi jusqu’à 23h.
Tarif « Musée et expositions » : 14 euros, réduit 11 euros.
@centrepompidou – #WilfredoLam
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