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Picasso et les Demoiselles d’Avignon

Publié le 11 juin 2008 par Savatier

 « Il faut se servir des moyens qui sont familiers aux temps que vous vivez, sans cela, vous n’êtes pas compris, et vous ne vivez pas. » Ainsi s’exprimait Delacroix qui parlait d’expérience, lui qui avait été tant critiqué parce que son œuvre se démarquait du classicisme de son époque. L’éternelle bataille, toujours perdue d’avance, des classiques et des modernes… Ce qu’il y a d’étonnant, de comique et de dérisoire à la fois dans ce conflit stérile, c’est que, les modernes d’aujourd’hui devenant par nécessité les classiques de demain, ceux-ci se mobiliseront à leur tour contre les avant-gardes avec un acharnement égal à celui dont ils avaient été les victimes. Maurice Denis, moderne dans sa jeunesse, illustre cette situation : il devint le chantre de l’ordre établi, toujours prompt à dénoncer l’apparition d’une « décadence ».

Les nouvelles approches dérangent les bonnes habitudes, les conventions. Comme ces politiciens qui légifèrent à tour de bras pour protéger les individus contre eux-mêmes en multipliant les interdits, il se trouve toujours de bonnes âmes pour plaider qu’il ne faut pas déconcerter le public – ce grand enfant auquel il est préférable de servir du prêt-à-penser. Chaque génération veut faire du respect figé du passé, des valeurs, voire du bon goût (et, plus drôle encore, du « bon sens » ou, comme disait Baudelaire, railleur, du « juste milieu ») sa Marne d’un soir : « Ils ne passeront pas ! » Cependant, ils finissent toujours par passer car, dans la création, c’est la vie même qui s’exprime, il serait illusoire de prétendre l’arrêter.

En matière d’art, les conservateurs finissent d’ailleurs rarement au Panthéon de l’Histoire ; leur virulence étant le plus souvent inversement proportionnelle à leur talent, on ne s’en étonnera guère. Qui par exemple, aujourd’hui, connait encore le critique Camille Mauclair ? C’est à lui que l’on doit – si l’on peut dire – d’avoir officialisé la légende infondée du fiasco dont Baudelaire aurait été victime dans les bras de Madame Sabatier. Mauclair prouva qu’en art, il ne se montrait pas mieux avisé qu’en histoire littéraire, ni en histoire tout court d’ailleurs; qu’on en juge : au début de 1944, évoquant la peinture moderne, il écrivait sans sourciller qu’il fallait « déchirer et rôtir tout ce fatras en une Saint-Barthélemy de l’art Ubu », ajoutant imprudemment : « comme a fait le chancelier Hitler en Allemagne… »

Picasso fut, plus que tout autre, la cible des conformistes ; c’est, en substance, ce que

met en lumière Dominique Dupuis-Labbé, dans un essai tout à fait intéressant consacré à l’une des toiles les plus emblématiques du maître, Les Demoiselles d’Avignon (Bartillat, 164 pages, 22€). Cette spécialiste de Picasso (on lui doit notamment trois ouvrages : Picasso sculpteur, Picasso érotique et Picasso et le cirque) y retrace l’histoire du tableau. Précisons que ce livre, contrairement à beaucoup d’essais d’histoire de l’art, est abordable par tous les publics, l’auteur ayant avec raison écarté tout charabia et toute théorie fumeuse. Fort justement, elle situe la toile dans son contexte, très en amont, prenant soin d’évoquer les premiers séjours du peintre à Paris, à partir de 1900 et dressant la liste des contacts qu’il y noue : Apollinaire, Max Jacob – figure tragique d’un probable amoureux transi qui cherchera dans le christianisme l’oubli de l’objet de son désir – André Salmon puis, après son installation au Bateau-Lavoir, Gertrude Stein. Cette dernière jouera un rôle considérable dans la vie de Picasso en lui assurant, par ses achats, une vie relativement confortable. Le portrait qu’il réalisa d’elle, achevé en 1906 après 90 séances de pose, lui plut, mais fut loin de faire l’unanimité. Nombreux furent ceux qui lui reprochèrent de n’être guère fidèle. « Vous verrez, se défendait le peintre, elle finira par lui ressembler ». Le plus surprenant, c’est que l’avenir lui donna raison…

C’est en 1906 que Picasso commence les Demoiselles (qui n’ont rien à voir avec la cité des papes, rappelons-le, mais font référence aux pensionnaires d’un bordel de Barcelone situé rue d’Avinyo.) : « Les femmes nues et ce qu’elles suggèrent le hantent durant l’été et l’automne 1906. C’est donc tout naturellement qu’elles apparaissent au sein des carnets préparatoires aux Demoiselles d’Avignon vers la fin de l’année. Jamais aucune autre œuvre n’a demandé à Picasso un tel travail de mise au point… », précise l’auteur. Comme on se penche sur les manuscrits d’un écrivain pour étudier la genèse d’une œuvre, elle établit, grâce à ces carnets, l’évolution laborieuse des Demoiselles, les modifications apportées au fil du temps, des hésitations et des découragements. Des dessins d’études reproduits dans le cahier d’illustrations en témoignent. Ce travail d’historiographie est tout à fait passionnant, tout comme – entre autres –  les chapitres IV (intitulé Picasso dans les maisons closes) et VI (Picasso primitif).

La toile achevée – cette toile qui marque l’alpha du cubisme – l’artiste prend la mesure de l’incompréhension qu’elle suscite. Silence d’Apollinaire devant la puissance de ces femmes anguleuses aux facies de masques africains. Les autres (André Salmon, enthousiaste, mis à part) se partagent entre consternation et révolte – toujours ce besoin de juger avant de tenter de comprendre. Initialement intitulée Le Bordel philosophique, elle ne fut présentée au public qu’en 1916. La presse se déchaina, il fallait s’y attendre. Par chance, elle ne reconnut pas dans le tableau une scène de maison close, mais elle fustigea ces femmes qui avaient « des groins de truie et leurs yeux qui se baladent négligemment au-dessus des oreilles. » D’autres attaques vinrent des fauvistes : ceux qui, en leur temps pas si éloigné, avaient été traités de fous poussèrent le comique involontaire jusqu’à remettre la santé mentale de Picasso en question !

Il faudra attendre 1924, à l’instigation d’André Breton, pour que les Demoiselles entrent

dans la collection de Jacques Doucet. Sa veuve, huit ans après sa mort, la vendra à un galeriste qui l’expédiera à New York où elle restera, puisqu’elle sera rapidement acquise par le MoMA où l’on peut aller la voir.

On a souvent tenté d’interpréter les Demoiselles d’Avignon ; Dominique Dupuis-Labbé croit y voir un exorcisme : « Dans sa confrontation avec des prostituées effrayantes, Picasso exorcise ce qui dans le sexe confine à la mort ». J’avoue n’avoir jamais été convaincu par cette liaison dangereuse du sexe et de la mort établie tant par Augustin d’Hippone que par Georges Bataille, comme pour instaurer une culpabilité inévitable, alors qu’elle n’est qu’un moyen (efficace) de répression des désirs. Je lui ai toujours préférée le clin d’œil de Marcel Duchamp : « Rrose Sélavy », transcription d’une vraie profession de foi : Eros, c’est la vie.

Plus loin, l’auteur avance encore une idée chère à la psychanalyse (souvenons-nous de Jacques Lacan et de ses « vagins dentés ») : « Alors, si l’on accepte l’idée d’une répulsion et d’un effroi comme indissociable de l’œuvre, ne faudrait-il pas y voir la répulsion et l’effroi du sexe comme lieu de pouvoir du féminin sur le masculin ? » Peut-être a-t-elle raison, même si Picasso fait davantage penser, dans sa vie amoureuse, à un prédateur qu’à une victime potentielle. Il y a du Minotaure chez cet homme-là… Je préfère finalement à ces explications ce que Dominique Dupuis-Labbé note dans sa conclusion, qui définit clairement ce que doit être une œuvre d’art : « Picasso […] s’offre la possibilité de casser le corps comme personne n’a osé le faire avant lui. Les Demoiselles, pourrait-on dire, opposent deux systèmes : la tradition et ce qu’on doit lui faire subir car elle est dangereuse et sclérosante. Il faut donc dynamiter l’idée que l’Art et le Beau sont indissociables, pulvériser le passé pour en faire table rase et bâtir sur de nouvelles fondations. »

Illustrations : Picasso - Gertrude Stein devant son portrait - Les Demoiselles d’Avignon (photo Hildawa)


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