Je viens de lire le très bon livre de Philippe Filliot consacré à la spiritualité dans l'art contemporain. L'auteur montre qu'il y a un retour en force du spirituel dans l'art sous des formes très variées.
Editions Scala
Philippe Filliot écrit :
"Selon Pierre Hadot, dont les travaux portent sur la philosophie antique, en tant que manière de vivre, l'exercice spirituel est « une pratique volontaire, personnelle, destinée à opérer une transformation de l'individu, une transformation de soi ». Cette définition pourrait aisément s'appliquer au travail de l'art, en particulier contemporain où l'artiste devient avant tout un créateur d'expériences et non seulement un producteur de formes. L'œuvre ne se réduit plus à une fonction «esthétique» et acquiert une fonction « performative » : elle agit sur la conscience. Les œuvres d'art sont des substances psycho-actives. La création artistique implique une dimension éthique, un travail de soi sur soi, une transformation intérieure du sujet. « Pourquoi un peintre travaillerait-il, s'il n'était pas transformé par sa peinture? » s'interrogeait déjà Michel Foucault dans les années 1980. Il s'agira pour nous d'envisager l'œuvre, aussi bien pour l'artiste que pour le spectateur, comme l'espace et l'occasion d'une telle expérience transformatrice. Nous pensons que l'art, en dehors de toute production, est un « état de conscience». Voilà la source d'où il coule, et où il retourne, pour vivre ou s'y perdre...
(...)
Tout au long du XIXe siècle, certains artistes, sans être forcément croyants, sont des lecteurs assidus de ces écrits mystiques. Ils puisent leur inspiration dans ce champ de références, de savoirs et d'expériences. Les sources de l'art ne sont pas seulement dans l'histoire visuelle des formes et des styles, mais aussi dans tout ce «patrimoine immatériel». La création artistique plonge dans la vie intérieure. Kandinsky et Mondrian s'appuient sur divers courants mystico-ésotériques (théosophie, anthroposophie) pour aboutir à l'abstraction ; le dadaïste allemand Hugo Bail a écrit une histoire du christianisme byzantin et un essai remarquable sur la dimension spirituelle de l'écrivain Herman Hesse; le peintre américain Ad Reinhardt, surnommé le « moine noir », note dans ses carnets des citations du philosophe taoïste Lao-tseu et du théologien rhénan Eckhart qui font écho à son esthétique de la négation; la peinture devient ascèse chez Simon Hantaï qui recopie des textes liturgiques, jour après jour durant une année, sur sa toile Écriture rose (1958-1959); la sensibilité spirituelle d'Yves Klein mêle, de manière syncrétique, diverses croyances: cosmogonie des Rose-Croix, dévotion à sainte Rita, voie des arts martiaux; de la même façon, l'art multidimensionnel de Joseph Beuys convoque des références au christianisme, au chamanisme, au bouddhisme (il rencontra le Dalaï-Lama, en 1982 à Bonn). « Il faut retrouver un lien au spirituel » déclarait-il. Autant d'exemples qui montrent, par-delà la séparation entre art et religion propre à la modernité, une relation intime des artistes avec une source «spirituelle», qui réside désormais à l'intérieur de soi. Comme nous allons le voir, cette histoire secrète de l'art continue aujourd'hui."
Philippe Filliot
Edouard Sautai, Miroir, 2003
"Mark Rothko
Le «sujet» central de l'œuvre abstraite de Rothko, notamment les ultimes Peintures noires, est paradoxalement l'absence, le vide, le rien. Ce « rien » - présenté avec exactitude — convie à une expérience intérieure proche de la contemplation. Comme l'analyse l'historien d'art Didi-Huberman, à propos des pans colorés chez Fra Angelico, « parce qu'il n'y a rien à discerner, il y a tout à contempler; l'âme rentre en soi». Cet effet spirituel de la peinture est partagé par l'artiste et le spectateur. Dans une déclaration célèbre, Rothko affirmait: « Les gens qui pleurent devant mes toiles passent par la même sorte d'expérience religieuse que moi-même, lorsque je les ai peintes». L'œuvre d'art devient alors le support, «là, matériellement» précisait-il, d'une méditation qui est à vivre et à éprouver, selon bien entendu la réceptivité de chacun. C'est ce que les Chinois appellent « la transmission de l'esprit». Le rôle de l'œuvre dans l'art de la Chine, au-delà de l'esthétique, est de transmettre «la qualité spirituelle d'une expérience» explique la sinologue Yolaine Escande. Nous retrouvons cette idée de «participation mystique» dans les peintures de la chapelle Houston au Texas, réalisées par Rothko à la fin de sa vie. Ce projet remarquable, commandé par les mécènes De Ménil en 1964, est conçu comme un espace trans-confessionnel où peut se déployer cette «sorte d'expérience religieuse», par-delà les croyances, décrite par le peintre. Selon Robert Rosenblum, la chapelle Rothko est ainsi au sein de la modernité, «une recherche du sacré dans un monde voué au profane». Cette quête spirituelle est une forme de résistance aux valeurs matérialistes, comme le déclarait Rothko en 1969, un an avant sa mort: «C'est une époque de tonnes de verbiage, d'activité et de consommation. (...) Mais je sais que beaucoup de ceux qui sont poussés dans cette vie sont désespérément en quête de ces poches de silence dans lesquelles s'enraciner et grandir».
Le vide conduit à la vie."
Philippe Filliot
Rothko Chapel
Rothko Chapel
Anish Kapoor, Leviathan
Anish Kapoor, Leviathan
Giuseppe Penone, Souffle 6
Giuseppe Penone, Respirare l'ombra
Claude Leveque, Mort en été
Carsten Höller
Denis Darzacq, Hyper N°15
James Turrel, Stone Sky
Philippe Filliot, professeur agrégé d’arts plastiques à l’Université de Reims Champagne-Ardenne et également professeur de yoga, a publié Illuminations profanes. Art contemporain et spiritualité. Il avait déjà publié L’Éducation au risque du spirituel (DDB, 2011) et Le Yoga comme art de soi (Actes Sud, 2012).