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(Note de lecture) Armand Dupuy, "Ce doigt qui manque à ma vue", par Antoine Emaz

Par Florence Trocmé

Armand-dupuy-leau-fermee-L-kLYbVUCe livre est constitué de deux ensembles assez différents formellement : le premier, qui donne son titre au livre, est un seul poème délié, déplié, une seule « phrase un peu longue » en vers brefs, comme un chant dans lequel l’intérieur domine, la question du corps, l’obscur du dedans. Le second ensemble, intitulé sobrement Mer, est une suite de poèmes-pages en vers libres, qui interroge l’extérieur, le paysage marin. Dans les deux cas, ce qui est en jeu est peut-être notre difficulté à saisir vraiment ce qui se passe, aussi bien dedans que dehors. Et pourtant ce ne sont pas des poèmes d’échec, d’impuissance ou de lamentation, plutôt une rage contre ce « manque » qui, à la fois, fait écrire et dérobe, en laissant hors de portée ce que visait l’élan pour atteindre.
Dans Mer, par exemple, il n’y a pas de paysage à proprement parler, plutôt des éclats, des bouts, que le poème agence comme pour retenir malgré tout un peu de l’été méditerranéen. Mais il s’agit moins de reproduire que de composer des bribes de séjour à « Sète, (en) juillet 2014 » : « les toiles de / chaises longues claquent // deux pigeons sans bruit / banderoles de poètes » ; on pense au festival « Voix de la Méditerranée ». La mer est présente aussi, mais elle ne se donne pas : « l’eau fermée / s’ouvre / se ferme // jamais rompue // on cède sans flancher », ou « le bleu s’enfonce / en lui-même // s’enfonce et /respire // récite ». Et la perte revient immédiatement après : « cet enfoncement - / ce doigt qui manque à ma vue // manque à ma tête ». Le vers-titre était déjà présent dans le premier poème, une vingtaine de pages auparavant, avec une légère variante, « ce doigt qui manque / à ma vue », comme pour signaler que les deux ensembles du livre affrontent bien le même obstacle, la même expérience du heurt. Par contre la démarche est différente, même si elle aboutit au même point. Dans le premier ensemble, les miettes du dehors sont comme appelées par les couleurs, vert et rouge, de manière insistante : vert appelle herbe, rouge appelle tuile par exemple. Mais le problème reste celui de l’œil qui ne suit pas, n’est pas à la hauteur de la couleur en quelque sorte : « parce que le rouge reste / avant la tête avant les yeux / même écaillé // reste et nargue » ou bien « parce que mes yeux / n’y sont pas / toujours en retard / sur toi / sur tout // on étouffe ». Et on retrouve ce manque dans Mer : « on s’écœure / face à la mer   à buter / sur le fait // le surfait // l’œil / éclabousse - // la vue difficile à laver // mon inconsistance ».
L’expérience de voir déborde l’œil : « tout ça // trop loin / ou trop près / de soi », « dans la douleur / où voir et ne pas voir / pèsent ensemble ». Et la tête ne suit pas, n’organise pas, rationalise encore moins : « impossible d’épaissir / la moindre pensée tout / part en fils minces ». La question ici n’est pas principalement celle de la langue et de son incapacité à rendre le réel, c’est plutôt que l’expérience brute de ce dehors est immédiatement celle d’une perte, d’un manque, d’une insuffisance de saisie. Et la même question est posée au poète et au peintre : le début du livre instaure une sorte de dialogue entre les deux artistes, comme si à l’origine du poème se trouvait la peinture de Philippe Agostini dont les sérigraphies ponctuent le livre : « tu poses du vert / pour salir pour exister », « tu penses en pinceau »… Mais la difficulté est identique : « tu vois ce vert / qui pense et tache / et scrute / à travers tes yeux / (…) t’excède et bave ». Il faut entendre « excéder » dans son double sens ici : débordement et énervement. On retrouve la rage dont je parlais plus haut : créer est une lutte, un combat, non pas une exécution technique ou une partie de plaisir. On remarquera que le second poème, Mer, recoupe cette problématique poésie/peinture par sa dédicace au peintre Georges Badin.
Ce livre est donc une interrogation sur la création dans ses rapports au corps et au dehors, mais il ne se développe pas vers une réflexion théorique ou abstraite : la poésie de Dupuy se situe au point ou l’expérience ruine la pensée. Il s’agit de gagner encore un peu de terrain dans ces parages pas faciles où l’échec côtoie l’éblouissement.
Antoine Emaz

Armand Dupuy, Ce doigt qui manque à ma vue, Dessins de Philippe Agostini, AEncrages & Co, non paginé, 18 €


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