Nous publions ce mois-ci un nouveau livre de Jean Bouchart D'Orval aux éditions Almora.
"Pour bien lire le ṚgVeda, il ne suffit pas de connaître la langue védique, il faut surtout avoir accès de l’intérieur à la Connaissance, c’est-à-dire être touché, ébranlé, bouleversé par la Vérité. On désigne souvent le poète-visionnaire védique par le mot vipra, dérivé de la racine verbale vip-qui signifie trembler (ici sous l’effet de la révélation lumineuse et de l’inspiration poétique). Réunir les deux (la bonne connaissance de la langue et l’ébranlement intérieur) est très rare et suscite presque toujours la méfiance et une certaine jalousie de la part de ceux qui se sont arrêtés à la seule érudition. Le premier dans l’ère moderne qui semble avoir apprécié à leur juste valeur les hymnes védiques et à l’avoir écrit fut Aurobindo. Dans une série de remarquables communications publiées dans la revue mensuelle Arya entre 1914 et 1917, il y mit en valeur le sens profondément mystique du ṚgVeda. Ces articles furent plus tard regroupés pour en faire un volume posthume[1]. Bien sûr, cet important ouvrage fut superbement snobé par les érudits professionnels, qui se gardent bien de même mentionner son nom[2].
On a beaucoup répété que la tradition védique a été dépassée par le vedanta, avec les Upaniṣad et tout ce que l’Inde a pu nous léguer comme points de vue (darśānam). D’autres ont prétendu que le Veda et le vedanta ont tous deux été dépassés par les traditions tantriques (particulièrement celle du shivaïsme cachemirien). Ces jugements de surface relève d’une totale méconnaissance du ṚgVeda, une ignorance grandement due au fait que le sens des hymnes s’était grandement perdu déjà au milieu du premier millénaire avant notre ère, submergé par le ritualisme tatillon des brahmanes qui eux-mêmes n’étaient plus très au parfum. C’est une tendance universelle que l’oubli graduel de l’essence d’une tradition originelle et son obscurcissement par le ritualisme[3]. La Bhagavad Gītā, le livre le plus populaire de l’Inde hindouiste composé à une époque tardive où plus personne ne comprenait le sens véritable des hymnes védiques, a aussi, malgré toute sa grande beauté et sa profondeur, contribué à affermir un certain préjugé négatif envers le ṚgVeda.
Tout ce que les Upaniṣad et les grandes formulations apparues plus tard en Inde ont dit de plus profond, le ṚgVeda l’avait déjà dit à sa manière. La Vérité fut totalement exprimée dès le départ; au cours des millénaires suivants, elle n’a que reçu des formulations différentes et des explications. Il n’y a pas eu évolution dans ce que les sages ou visionnaires de l’Inde ont vu et exprimé à travers les millénaires, seulement dans la façon de le présenter. Ce sont les sectateurs fanatiquement identifiés à une formulation particulière qui pointent un doigt presque accusateur vers ce qu’ils croient être des hérésies ou des points de vue inférieurs. Une lecture intelligente du ṚgVeda montre qu’il n’a rien à envier à tout ce qu’on a pu exprimer plus tard. Celui qui a reconnu la Réalité en lui-même la reconnaît alors sans peine dans le ṚgVeda, dans le vedanta, dans les enseignements du Bouddha, dans le Yoga Sūtra de Patañjali ou dans le shivaïsme non-duel du Cachemire, pour ne prendre que ces exemples.
En nous penchant ici sur le ṚgVeda, la partie la plus ancienne et la plus importante de l’immense corpus védique, nous voulons indiquer ce que pourrait être une lecture de ces hymnes en résonance avec ce que nous pouvons tous toucher intérieurement. Il ne s’agit pas tant ici de démontrer —ce qui peut aussi être fait— que de montrer, faire signe, un peu comme l’aurore donne le signal du jour. Les hymnes védiques corroborent les découvertes intérieures de tout explorateur sérieux de la Réalité et, en retour, ces découvertes éclairent la lecture du ṚgVeda. Nous nous garderons donc de prétendre tout expliquer du ṚgVeda, car ce autour de quoi gravitent ces hymnes est inconcevable; ce n’est pas pour rien que les rishis ont écrit des poèmes et non des traités. Les explications prétendent souvent épuiser leur sujet, alors que le sujet du ṚgVeda est inépuisable, étant intemporel et impensable. Les hymnes védiques garderont toujours leur part de mystère inexpliqué, parce qu’inexplicable."
Jean Bouchart D'Orval
[1] Aurobindo, Le Secret du Veda, Sri Aurobindo Ashram, Pondichéry, 1975. L’ouvrage fut d’abord publié en anglais dans les années cinquante.
[2] Lilian Silburn suscita elle aussi des jalousies et des critiques mesquines. Ayant travaillé sous l’égide du grand sanskritiste que fut le professeur Louis Renou, c’est elle qui réussit le mieux à traduire les grands textes du shivaïsme tantrique du Cachemire. Elle le fit dans une langue à la fois précise, claire et poétique, car elle connaissait bien le sanskrit, maîtrisait merveilleusement bien le français, avait séjourné cinq ans au Cachemire au début des années cinquante; mais surtout elle avait été initiée et touchée par la clarté intérieure. André Padoux dit d’elle : «Accédant dès lors à une interprétation traditionnelle de cette pensée et à la façon dont on pouvait la comprendre et la vivre de l’intérieur, elle voulut la faire connaître en Occident par ses principaux textes. Elle faisait pour cela œuvre de sanskritiste, mais sans privilégier la philologie, car elle tenait avant tout à faire apparaître l'intérêt philosophique et, plus encore, la signification spirituelle et la portée mystique des œuvres qu'elle présentait.»
[3] Le tantrisme n’y a non seulement pas échappé, mais la vaste majorité des tantras détiennent le championnat toutes catégories du ritualisme, des fastidieuses bondieuseries et autres considérations qui ne concernent plus personne sauf un quarteron de spécialistes.