Svetlana Alexievitch soutient que la guerre a deux visages, celle des hommes et celle des femmes. Quand les hommes racontent la guerre, ils relatent les exploits et les affrontements, énumèrent des lieux, des noms et des numéros de bataillons, des sommes d’armements, des stratégies. La parole de guerre des femmes est plus intime, plus intérieure.
Ce qu’il faut savoir a priori, c’est la part que les femmes russes ont prise à la Deuxième Guerre mondiale par rapport à celles des autres belligérants. « Dans l’armée soviétique, près d’un million de femmes ont servi dans les différentes armes. » Deux fois plus que dans les forces allemandes. « Il y avait parmi elles des tireurs d’élite, des pilotes d’avion, des conducteurs-mécaniciens de chars lourds, des mitrailleurs… », nous apprend-elle dans La guerre n’a pas un visage de femme.
Et c’est ce visage que Alexievitch s’est efforcée de faire apparaître, sillonnant son vaste pays duran
t 7 ans pour rencontrer des centaines de femmes, les écouter, recueillir leurs propos, les compiler, les regrouper, les traduire dans en langue écrite tout en préservant l’authenticité de leurs témoignages, leur émotion. Une œuvre titanesque par son amplitude, courageuse (elle aura versé sa part de larmes à l’écoute de toute cette souffrance) et originale (je ne me souviens pas d’avoir lu un livre comparable). Un livre étonnant, qui peine à s’insérer dans la conception de l’armée russe qu’ont incrustée en nous les livres, reportages et films de guerre : des guerriers si féroces que les femmes allemandes préféraient se suicider que de tomber entre leurs pattes.
La guerre des femmes russes est curieusement empreinte d’humanité malgré la haine de l’ennemi qui a osé violer le sol de la patrie. Cette passion immodérée pour la patrie surprend d’emblée pour qui connaît peu ce pays. En 1942, la défense de la patrie passe avant tout, avant l’amour, avant la famille. Il fait se précipiter hommes et femmes au-devant du feu. Soit dans l’armée régulière, soit dans les milices de partisans. Aussi mal équipées l’une que l’autre. Les combattants russes sont mal vêtus, les femmes davantage que les hommes, car rien n’est prévu pour elles. Ils sont mal armés, mal nourris, mal logés. Comment expliquer cette passion ? Sans doute, les Russes ont-ils toujours été fiers de leur pays, amoureux de lui. Puis il a eu la révolution. Et la propagande. En 42, le peuple adulait encore Staline… L’envoi au Goulag des prisonniers russes revenant au pays sonnera un dur réveil pour certains. Certaines femmes y font allusion. Mais en 42, on ignore l’avenir. On ne sait pas que plus de 20 millions de Russes (civils et militaires) perdront la vie durant la guerre et que Staline en éliminera entre un et deux millions de plus à la fin des hostilités. Non. On croit en Staline, on court au secours de la patrie menacée.
C’est donc cet amour qui propulse les femmes russes vers le front. Et ensuite la haine de l’ennemi, les Boches, dont la sauvagerie effare ces femmes qui n’ont pourtant pas froid aux yeux. Des questions surgissent ici. Les soldats russes violaient-ils systématiquement dans leur marche sur Berlin tel qu’on nous l’a toujours dit ? Pourquoi les femmes rencontrées par Alexievitch n’en parlent-elles pas ? Les Russes traitaient-ils leurs prisonniers allemands avec plus d’humanité que ces derniers ? Quelle est la part de la propagande dans l’image que nous avons des uns et des autres ? Dans quelle mesure la propagande a-t-elle modulé les souvenirs de ces combattantes ? Quelle foi accorde l’auteure à leurs propos ? Mais comment douter quand « [c] eci ressemble moins que tout à un récit : c’est une douleur vive. » Où est la vérité ? Peut-être n’y a-t-il pas une vérité, mais des vérités. Ici, la leur…
La guerre n’a pas un visage de femme compose une large fresque dans laquelle s’interpénètrent la fureur, la tendresse, la haine, la compassion, la souffrance. Une fresque pleine d’humanité sur fond de scène barbare. Et c’est l’immense capacité d’amour de ces femmes et de Svetlana Alexievitch qui, en fin de compte, nous console de l’horreur dont est capable l’humain, encore et toujours.
« Il n’existe qu’une seule voie : aimer l’être humain. Le fort et le faible, le mal assuré et l’impitoyable. Le mortel et l’immortel. L’autre. Je suis justement en train de faire l’apprentissage de cet amour. »
Svetlana Alexievitch a obtenu le Prix Nobel de la littérature en 2015 pour l’ensemble de son oeuvre.
Alexievitch, La guerre n’a pas un visage de femme, J’ai lu, Paris, 2004, 412 pages