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« Salafistes », le documentaire qui dérange

Publié le 30 janvier 2016 par Savatier

interdiction-de-penserSi l’on en croit l’historien Raymond Tournoux, le général de Gaulle aurait dit un jour que les Français étaient des veaux. Le propos n’avait rien de flatteur, mais on sait désormais que, pour nos princes actuels, ces mêmes Français sont surtout, au mieux des enfants fragiles qu’il convient de ménager, au pire de bons bougres incapables de porter un regard critique sur un film, ce qui n’est guère plus valorisant... Certes, le documentaire de François Margolin et Lemine Ould Salem, Salafistes, n’a pas été banni des écrans pour «apologie du terrorisme» comme un représentant du ministère de l’Intérieur en avait fait l’ubuesque demande, mais il a été interdit aux moins de 18 ans « avec avertissement », ce qui revient presque au même et constitue un dangereux précédent s'agissant précisément d'un documentaire. Fleur Pellerin, qui a pris cette décision en dépit des coupes et floutages que les auteurs avaient apportés entre temps, a beau soutenir qu’elle n’a pas « censuré » Salafistes car elle « ne [souhaitait] pas empêcher un auteur de produire un documentaire », elle sait fort bien quelles seront les conséquences : très peu de salles le projetteront, seules quelques chaînes payantes et cryptées le diffuseront peut-être dans plusieurs mois après minuit (France 3, chaîne productrice, ne le programmera pas...) ; on traitera cette œuvre importante et forte, réalisée au Mali, en Mauritanie, en Syrie, en Tunisie au péril de la vie de ses auteurs, comme le premier porno venu ! Tout semble étrangement orchestré, à tous les niveaux, pour réduire à une poignée de téméraires ou de curieux l’audience de ce long-métrage.

Que lui reproche-t-on de si grave ? Dans un avis, la Commission de classification justifie ainsi son choix : « Ce film qui donne sur toute sa durée et de façon exclusive, la parole à des responsables salafistes, ne permet pas de façon claire de faire la critique des discours violemment anti-occidentaux, anti démocratique de légitimation d’actes terroristes, d’appels au meurtre d’infidèles présentés comme juifs et chrétiens, qui y sont tenus. Les images parfois insoutenables soutiennent [sic] ces propos en dépit de la volonté des réalisateurs de les utiliser en contre-point. Pour ces raisons une interdiction aux mineurs de moins de 18 ans assortie de l’avertissement suivant est indispensable : "ce film contient des propos et des images extrêmement violents et intolérables, susceptibles de heurter le public" ».

L’absence de commentaires explicatifs, de mise en perspective contextuelle, via une voix off par exemple, ne permettrait donc pas au public de porter un jugement sur la radicalité des discours tenus, ni sur l’horreur des images. On va jusqu’à prétendre que ce public, sans doute composé de benêts, de crétins, de minus habens, pourrait penser - où va se loger le principe de précaution ! - qu’il s’agirait d’un film de propagande jihadiste et y trouver matière à se radicaliser, alors que les séquences issues de la propagande sont signalées comme telles... C’est dire le mépris dans lequel on le tient, lorsque l’on sait que chacun peut dénicher en quelques clics sur Internet et parmi les réseaux sociaux des contenus infiniment plus nocifs. Par ailleurs, il est clair que ceux qui seraient fascinés par de telles vidéos le seraient tout autant en présence de commentaires. C’est aussi feindre d’ignorer que l’objectif du film vise exactement l’inverse de ce dont on l’accuse ou qu'un expert aussi indiscutable que Gilles Kepel pense qu'il peut participer à démonter le jihadisme.

Dans le documentaire de François Margolin et Lemine Ould Salem, c’est justement l’absence de filtre qui permet le mieux de mesurer la cruelle réalité du quotidien des populations soumises au totalitarisme de la Charia, de découvrir aussi combien le discours mortifère des salafistes interrogés est solidement construit et, plus dérangeant encore, combien leur interprétation radicale et délirante des textes ne vient en rien fissurer cette construction dans leur esprit.

Quant aux images montrant tortures, mutilations, assassinats, elles participe à notre prise de conscience quant à la dimension criminelle de ce totalitarisme théocratique. Or, on ne peut vraiment parvenir à ce constat lucide sans se confronter à l’horreur des images, loin de tout voyeurisme malsain. Au Liban, pays depuis des mois victime du jihadisme (outre les attentats, on y a, notamment, décapité des soldats de l’armée régulière de confession chiites), des chaînes de télévision indépendantes, donc non susceptibles de relayer une quelconque propagande, n’hésitent pas à montrer dans leurs journaux de telles scènes, le plus souvent non-édulcorées. Elles ne servent pas les assassins, mais soulignent leurs abominations : groupes de victimes enfermés dans une cage qui sera plongée dans une piscine pour les noyer, ou enfermés dans un véhicule sur lequel on lancera une rocket, enfants crucifiés parce qu’ils n’avaient pas respecté le Ramadan, etc. Ces images ne convertissent pas non plus au jihadisme, mais placent le spectateur devant une idéologie dont il ne pourra plus ignorer les fins meurtrière. Car, pour combattre un tel phénomène, il est nécessaire de le connaître dans toute sa barbarie et non de pratiquer, au nom des bons sentiments, la politique de l’autruche.

D’ailleurs, ces images d’horreurs ne sont pas nouvelles pour le spectateur ; elles abondent, et fort légitimement, dans la plupart des documentaires historiques consacrés aux camps d’extermination nazis sans que ceux-ci n’aient, heureusement, jamais été sanctionnés d’une interdiction aux moins de 18 ans. Prendre prétexte de ces séquences pour justifier un acte de censure ne saurait donc convaincre quiconque.

Dès lors, tout esprit libre ne peut que s’interroger sur les motivations réelles des autorités publiques. N’y aurait-il pas, comme le note Claude Lanzmann dans sa magnifique tribune du Monde, « une inqualifiable conjuration qui se [serait tramée] » contre ce film qu’il qualifie - éloge plus que rare sous sa plume, de « chef d’œuvre » ? Les moins perméables à toute théorie du complot ne cacheront pas leur trouble.

Un trouble par ailleurs involontairement entretenu par les adversaires du film dont l’argumentation oscille entre embarras dogmatique et indigence intellectuelle. Les uns affirment que celui-ci crée un malaise tout en reconnaissant que la plupart des extraits de propagande se trouvent déjà depuis longtemps sur Internet ; c’est donc le montage, l’absence d’avis d’experts qu’ils mettent en accusation. Pourtant, dans de précédents longs-métrages (sur les enfants-soldats du Libéria en 2005, par exemple), François Margolin avait eu recours à un montage similaire sans soulever de polémique. Il est vrai qu’il n’existe pas, sur notre territoire, d’enfants-soldats alors que, selon les chercheurs, 15 à 20.000 salafistes pratiqueraient en France. Ce chiffre pourrait justifier la décision des pouvoirs publics de censurer le film au nom de la préservation (très hypothétique) de la paix sociale, sinon civile, sous couvert d’arguments officiels peu convaincants.

D’autres détracteurs du film, qu’ils n’hésitent parfois pas à qualifier de « spectacle douteux », s’empressent de nous dire que tous les salafistes ne ressemblent pas à ceux qui s’expriment devant la caméra et qu’il existe des salafistes « pacifistes » (sans doute veut-on parler des cheikhites). Ils n’en évoquent pas encore de « modérés », de « démocrates » ou de « féministes », mais il ne faut pas désespérer et peut-être certains verront-ils dans ces sectes le concept glaçant de « tyrannie bienveillante » jadis théorisé par Hans Jonas dans un contexte moins religieux. Certes, il y a bien des cheikhites, nombreux, mais qui ne sont pas les plus actifs ; ce qui les distinguent des autres ne relève pour autant pas de la doctrine, toujours en opposition frontale avec nos valeurs, mais du non-recours à la violence.

SopoL’argument employé par ces détracteurs trahit une gêne évidente ; dans le film, le discours des salafistes s’affiche conceptualisé, structuré ; ces hommes, jeunes ou vieux, échappent au profil « d’enfants perdus » issus de milieux défavorisés cher à la culture de l’excuse des bien-pensants même si le portrait des jihadistes qui ont commis les attentats de janvier et de novembre 2015 invalide cette fable. Les mêmes avaient déjà été fort embarrassés par le beau roman de Boualem Sansal, 2084. Nous nous trouvons bien au cœur idéologique de ceux que Dominique Sopo, président de SOS Racisme, appelle dans son remarquable essai SOS Antiracisme (Denoël, 2005, 133 pages, 10 €) « les partisans de l’approche exotico-victimaire » que leur mauvaise conscience post-coloniale réduit à « utiliser les arguments mêmes des islamistes : critiquer ces dernier, c’est stigmatiser les musulmans » (p. 79). Ils préfèrent un déni de réalité à un discours de vérité, et tant pis si cette attitude est ressentie comme une trahison par les musulmans, imams et croyants, qui œuvrent, souvent avec peu de moyens, pour une interprétation non littérale des textes et une pratique religieuse apaisée. Tant pis encore si leur aveuglement fait le jeu de l’extrême-droite, tant que leur fond de commerce fondé sur la haine de soi, sans lequel ils retourneraient à leur insignifiance, continue de prospérer.

Les réalisateurs de Salafistes ont, selon leurs propres termes, « choisi d’écouter des propos que l’on ne veut pas entendre [et] de montrer des images que l’on ne veut pas voir ». Raison de plus pour voir ce documentaire dont il faut espérer qu’il sera rapidement disponible en vidéo à la demande afin que chacun puisse y avoir accès.


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