Ils sont sur scène quand le public s’installe, au garde-à-vous devant un micro sur pied des années 30, romantiques dans un costume folklorique suggérant une conférence de Connaissance du monde comme j’allais en écouter dans mon enfance.
Elle (Agnès Pontier) dit qu’il est né à la campagne. Que c’est un vrai roumain. L’un parle pour l’autre et réciproquement. N’hésitant pas à se corriger pour rétablir la vérité après chaque tentative pour l’édulcorer. On apprend qu’elle n’aime pas l’école, qu’il (Olivier Dutilloy) est bègue. Pas un pour racheter l’autre. Les propos sont débités sans aucune pudeur et le spectateur en a le tournis.On les retrouve quelques années plus tard à Bucarest. Elle milite dans les syndicats ouvriers pour faire des rencontres. Elle lève une pancarte réclamant "Du pain d’la justice" qu’elle brandit en esquissant un pas de danse comme une poupée mécanique. Personne ne s’en doute mais le 13 août 1939 marque le basculement du pays dans ce qui le conduira à sa perte : Nicolas Ceausescu déroule sa geste courtoise devant Elena Petrescu. Ces deux-là seront un couple modèle, hélas unis pour faire le pire autour d’eux.
Le décor, conçu par Anne-Laure Liégeois (qui signe aussi les costumes comme à son habitude) fonctionne comme une caisse de résonnance. Trois pans de mur blanc deviennent écran de cinéma pour des images d’actualité comme l’enterrement de Dej, le discours du Conducator pour la non-intervention en Tchécoslovaquie, ou le procès des dictateurs. Ils servent aussi de support à la projection de films illustrant le propos : des combats de chiens, la jeunesse twistant en 1970 sur la musique de l’Amérique de Joe Dassin, un avion présidentiel transportant vers la Roumanie De Gaulle en 1968 ou Nixon l’année suivante … la fiction double sans cesse la réalité qui ne doit pas être oubliée.
La carrière de Nicolae suit une ascension fulgurante. Elena endosse le rôle de mentor, lui soufflant les bonnes idées sur le feu de son ambition. Il ne bégaie plus au moment de prononcer le discours du 9ème congrès du Parti Communiste Roumain. Sa voix est assourdissante de réverbération. Rien ne lui (ne leur) résistera. Ils n’ont pas fait d’études mais ils sont passés maîtres dans l’art du matérialisme dialectique. Ils paradent en Chine et en Corée et reviennent d’Europe avec des sacs débordant de couverts en or.
Le séisme de 1977 à Vrancea est une opportunité pour reconstruire du neuf à leur goût. On assiste à la montée de leur folie. Nicolae en slip et chaussettes harangue le public en organisant le remboursement des dettes pour assurer soit-disant la liberté du pays.
Elena ne contribue pas à l’amélioration de la condition de la femme dans son pays. Elle fait interdire l’avortement, récrit leur biographie et fustige l’inclinaison des roumains au sarcasme quand il s’exerce à leur encontre. Leur ironie est par contre sans limites et ils se délectent d’histoires drôles dont le public partage un florilège. Savez-vous ce qu’est le capitalisme ? L’exploitation de l’homme par l’homme. Et le communisme ? Le contraire ! Pourquoi les timbres roumains ne collent pas sur les enveloppes ? Parce que les usagers crachent du côté du portrait !
C’est furieusement drôle mais il ne faudrait pas croire que les époux Ceaucescu sont les seuls coupables. L’opinion internationale et les autres dirigeants des pays frères, cousins ou du bloc de l’ouest ont-ils levé le petit doigt ? il faut attendre la publication d’images d’un charnier, découvert à Timisoara la veille de Noël 1989 pour lancer un procès contre les tyrans. Après avoir annoncé 4630 cadavres, le nombre a dépassé 70 000 quelques jours plus tard. Je me souviens de ces images qui ont tourné en boucle et qui sont peut-être les plus anciennes du genre dans ma mémoire, supplantées quelques années plus tard par le film retraçant l’attentat des tours jumelles du World Trade Center. Depuis c’est régulièrement que les chaines dites d’information nous mettent sous le nez une vérité qui parfois n’est que temporaire.
En Roumanie il n’y avait pas eu de charnier. Les cadavres étaient ceux de pauvres gens sortis de leurs tombes et maquillés pour donner l'impression qu'ils avaient été torturés. Cela ne diminue pas la responsabilité des époux dans bien des crimes et on ne pleurera pas qu’ils aient été condamnés à mort pour des crimes qu’ils n’ont pas commis.Ils auront fêté leur dernier Noël autour d’un sapin enguirlandé sous l’air d’Il est né le divin enfant. Les images d’archives se superposent. L’étoile polaire du génie des Carpates s’éteint. Les voilà pris au piège des couloirs de leur palais. On leur reproche des faits incompatibles avec la dignité humaine et ils seront condamnés à mort.
Les deux comédiens sont effondrés sur des chaises d’enfants, dans une pénombre qui met en lumière deux vieillards aux allures de marionnettes désarticulées. Elena serrée dans son manteau, sorte d’oiseau empaillée vivante, cramponnée à son sac à mains. Nicolae et sa toque de fourrure toujours enfoncée sur le crâne, métaphore d’une couronne qu’il n’aurait jamais lâchée.
Quelques personnes autour de moi pensent que le film a été tourné pour les besoins du spectacle. Encore une fois la réalité aura supplanté la fiction. Je me souviens parfaitement de ce simulacre de procès. Les images ne sont pas une parodie. C’est la triste vérité historique que les scènes charmantes de folklore touristique qui leur succèdent ne doivent jamais faire oublier. L'histoire des Ceausescu, entre folie, mégalomanie et effrayante théâtralité de l'intime ont voulu gouverner le monde. Ils sont devenus les époux tyranniques les plus sinistres du bloc communiste et mirent la Roumanie à genoux. Des despotes de baudruche que le théâtre dégonfle ... enfin.
Je salue le talent d'Anne-Laure Liégeois dans la mise en scène qui ne souffre aucune longueur. Il n'y a aucun répit dans l’escalade, dans la veine des précédents spectacles que j'avais déjà beaucoup aimés, que ce soit l'Augmentation, la Duchesse de Malfi ou Macbeth.
Les EpouxThéâtre de David Lescot
Mise en scène,
scénographie et costumes Anne-Laure LiégeoisAvec Agnès Pontier et Olivier DutilloyDu mardi 2 au samedi 6 février 2016Au Théâtre 71, Scène Nationale de Malakoff (92) 01 55 48 91 00mardi, vendredi à 20h30,
mercredi, jeudi et samedi à 19h30
Puis les 25 et 26 mai 2016 à L’Apostrophe, Scène Nationale de Cergy-Pontoise, 01 34 20 14 14
Je signale que lundi 8 février, à 20h30 aura lieu la projection des Contes de l'âge d'or au cinéma Marcel Pagnol - 17 rue Béranger, à Malakoff, suivie d'une rencontre avec Anne-Laure Liégeois.
Les Contes de l’âge d’or composent une suite de saynètes écrites et produites par Cristian Mungiu, dont les 4 mois, 3 semaines, 2 jours avaient reçu en 2007 une Palme d’or méritée au festival de Cannes. Je les avais découvert dans le cadre du festival Paysages de cinéastes. Ils sont inspirés de "légendes urbaines" qui circulaient dans la Roumanie communiste et que les Roumains se racontaient en riant quand ils étaient sûrs qu’aucun agent de la Securitate ne pouvait les entendre.