Boris Wolowiec a écrit ce texte "Essais de Choses Absolues" à propos du Grand Chosier de Laurent Albarracin.
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Le Grand Chosier est un grand livre. Par ce livre Laurent Albarracin répond avec audace et précision à l’œuvre de Francis Ponge. G. Deleuze aimait rappeler cette idée de Nietzsche selon laquelle un artiste reprend parfois une flèche déjà jetée par un autre artiste pour jouer à jeter cette même flèche une fois encore à sa manière. Par l’écriture du Grand Chosier, L. Albarracin s’amuse ainsi à projeter l’Objeu pongien selon des trajectoires orbitales jusqu’à présent inconnues.
Le Grand Chosier apparait composé comme une mosaïque de choses, une mosaïque de choses et autres, une mosaïque de textes divers aux rhétoriques multiples (essais, poèmes en prose, sonnets…). Albarracin distille ainsi l’Objeu pongien à l’intérieur de son alambic baroque et même byzantin, l’alambic byzantin de l’ainsi. Albarracin effectue cette distillation avec une extrême élégance. Albarracin écrit en effet comme un virtuose de l’aberration élégante. Il y a en Albarracin un essayiste de la divagation, un essayiste de l’aberration, un essayiste de l’aberration heureuse, un essayiste de l’aberration exacte.
La Postface aux Choses par quoi le livre s’achève est un essai superbe. Albarracin y expose avec clarté et subtilité les différents aspects de son art poétique. Albarracin retrouve d’abord la manière d’imaginer les choses de Ponge à savoir la chose comme cosmos (ce que Ponge appelait la chose comme forme du monde) « Faire cosmos est le seul recours qu’elle a pour être. » « Comment faire monde quand on est que chose ? Eh bien en bouclant sur soi la chose qu’on est. » Les choses apparaissent ainsi comme des astres. « Et les choses sont des lunes, toutes les choses sont des lunes. »
Albarracin est à la recherche d’une figuration tautologique des choses. « L’autofiguration est le principe générique des choses. Ainsi toute chose s’illumine de soi. » « La chose a développé une relation particulière où la chose devient l’analogon de la chose, son comparant sans pareil, » « La chose même, c’est donc la chose pareille à soi, la chose nue est la chose comparée de soi. » Pour Albarracin, chaque chose apparait comme sa figure même, chaque chose se figure par son existence même. Pour Albarracin, chaque chose apparait à la fois comme une métaphore et une tautologie. Albarracin essaie ainsi de dire la métaphore tautologique comme la tautologie métaphorique des choses. Albarracin essaie ainsi de dire la chose comme tautophore, comme tautophore d’elle-même. Ainsi pour Albarracin, chaque chose tautophorise sa présence même, chaque chose tautophorise son existence même.
Pour Albarracin, les choses apparaissaient saturées d’elles-mêmes et elles se perdent aussi pourtant paradoxalement à l’intérieur de cette saturation. Les choses accomplissent ce paradoxe d’une saturation perdue, d’une plénitude égarée. « Un brin d’herbe est un brin d’herbe à satiété. La goutte d’eau remplit la goutte d’eau comme si elle faisait océan dans la goutte d’eau. » Pour Albarracin, chaque chose affirme la présence de sa perte comme la perte à l’intérieur de sa présence. « La chose est le cratère de sa présence. » Il y aurait ainsi pour Albarracin à l’intérieur de la chose une explosion subtile, une déflagration effacée, une déflagration d’égard, une déflagration d’égard discret par laquelle la chose se volatilise. Et c’est comme si la chose tentait ainsi de tenir en équilibre à l’intérieur de l’égard de son égarement.
« La chose ferait pléthore d’elle-même pour majorer son rien. » Il y a donc chez Albarracin une paradoxale plénitude du manque, une sorte de pléthore du rien. Cette pléthore du rien serait semblable à un tonnerre de paille, un tonnerre de paille qui gronde étrangement à l’intérieur de la chose. Il y a en effet une sorte d’empaillement étrange du monde pour Albarracin, une sorte d’empaillement tonitruant, d’empaillement paroxystique et même cataclysmique du monde. « Un fétu de paille est un paroxysme du monde et brille et s’envole de soulever ce paradoxe. »
Pour Albarracin, la chose s’entasse à l’intérieur d’elle-même et jaillit malgré tout comme par miracle absurde de cet entassement. « Qu’est-ce que la chose tas ? Est-elle la chose de ce tas ou le tas de cette chose, (…) Toujours est-il que c’est l’instabilité, la précarité de la chose tas qui semble constituer le tas chose. » La chose apparait ainsi comme « l’écrin de l’entassé. » Par ce geste de s’entasser à l’intérieur d’elle-même, la chose parvient aussi à s’élever comme sur un trône, sur un trône de tonnerre, sur le trône de tonnerre de la tranquillité, sur le trône de tonnerre d’apparaitre là, sur le trône de tonnerre de la tranquillité d’apparaitre là. « En étant les choses s’assoient sur leur trône et sont couronnées. Et la cérémonie des choses va son cours tranquille et grandiose. »
Le monde d’Albarracin apparait aussi banal qu’enchanteur. Pour Albarracin, la banalité est enchantée et l’enchantement banal. Cette banalité enchantée du monde serait peut-être celle de son adoubement. C’est comme si pour Albarracin, ce motif de l’adoubement était autant une figure de rhétorique qu’un geste rituel. Adoubement du chemin par exemple « C’est la chose chemin qui fait que le chemin se creuse et s’adoube comme chemin. » ou encore adoubement de la coupe « un signe d’égalité et d’adoubement de la coupe aux lèvres. » Cette banalité enchantée des choses ce serait aussi celle de son anoblissement. « Tout est noble dans les choses parce que tout y est en procès d’anoblissement. » et même celle de leur royauté « Le roi est une chose, s’il n’était pas une chose il ne serait pas un roi. »
Il y a un aspect presque chevaleresque à l’intérieur de la poésie d’Albarracin. Albarracin ressemble à un poète courtois des choses. Albarracin écrit à la manière d’un Don Juan paradoxal, le Don Juan d’amour courtois de la multiplicité des choses. Et chaque chose apparait ainsi comme une forme de chair sublime, la forme de chair sublime d’une femme aimée.
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