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(note de lecture) Olivier Domerg, "Le Temps fait rage", par Laurent Albarracin

Par Florence Trocmé

DomergLe livre est composé de neuf chants-séquences où la caméra-stylo explore à fond les plis et replis d’une montagne de la campagne aixoise : la Sainte-Victoire, que Cézanne a peinte, comme chacun sait, et qu’Olivier Domerg dépeint, presque au sens où il déconstruit son motif à force d’y revenir, de le remettre sur le métier. Poète du paysage, de l’épuisement du paysage plutôt, Domerg passe ici – c’est le troisième volet d’un triptyque qu’il lui consacre – quelque 150 pages de prose à tenter de représenter la fameuse montagne. Car il s’agit bien d’une prose, d’une prose continue, même si elle lorgne du côté du poème par diverses et légères touches prosodiques qu’elle aménage en son cours : une ponctuation « affaiblie » puisque le point n’y est pas suivi d’une majuscule ; une disposition sur la page en quatorze lignes, clin d’œil évident au sonnet ; mais surtout une forte propension de cette prose à la discontinuité et aux ruptures de ton et de registre qui semblent épouser les heurts du massif observé. Autant d’indices discrets du poème dans la prose, autant de tentatives formelles de soulever la platitude de la prose à des hauteurs voulues.
Le fait de revenir sans cesse à son motif, comme si la montagne rappelait la phrase à l’ordre en imposant son motif, le fait d’y revenir par des répétitions et des reprises, des boucles, font de cette écriture une tentative de traversée scripturaire de ladite montagne. On ne sera pas surpris alors qu’il y soit beaucoup question de marche, de randonnée même, avec ce que cela suppose d’appareillage technique, fût-il réduit à un minimum : chaussures et bâtons. Il ne s’agit pas seulement de regarder cette montagne pour en donner une vision globale et extérieure, mais de l’explorer sous toutes ses coutures notamment par une attention soutenue aux détails, mais encore de participer à la description, si l’on peut dire, en impliquant le corps dans ce qui est donné à voir. Le projet vise à ne pas séparer la situation du regardeur et la représentation de ce qui est regardé. Le regardeur devenu marcheur rythme ce qu’il voit, embarque sa phrase avec lui lorsqu’il crapahute dans le paysage. La langue ne se veut pas transparente, elle essaie au contraire de charrier non seulement le paysage, mais également sa propre réalité de langue – et de souffle et de sueur – à l’intérieur de celui-ci. Le regardeur-phraseur transporte avec lui dans son exploration l’épaisseur et l’encombrement de la phrase. En effet si la montagne semble tissée d’allées et venues en son sein, elle l’est aussi d’allers et retours entre écriture et montagne.
Tout se passe dans cette écriture comme si aux effets de grossissement des détails que provoque une exploration systématique et minutieuse, s’ajoutaient des considérations sur les réglages de la focale, un peu comme si la loupe de l’écriture rendait compte, avec l’agrandissement de ce qui est montré, de l’épaisseur du verre de la loupe, comme si le verre se souvenait qu’il est silice. Nombre de digressions et d’interférences viennent ainsi troubler et brouiller cette écriture, et il semble que ces interférences sont mises au profit d’une écriture de la montagne en ce qu’elle emporte avec elle des fractures, des aspérités, une granulosité, mimétiques de l’aspect de la montagne qu’il s’agit de décrire. Le flou instauré entre les niveaux diégétique et extradiégétique, le brouillage des registres de langue participent ainsi de l’élaboration d’une pâte verbale extrêmement grumeleuse, hétérogène, comme si là était justement la vérité à laquelle il faut parvenir lorsqu’on traite d’un tel sujet. Il semble en effet qu’une écriture de la montagne, aux yeux de Domerg tout du moins, ne peut pas ne pas s’embarrasser d’un regard sur son propre travail, si elle veut atteindre au but. C’est pourquoi cette écriture est truffée de références, à la peinture de Cézanne mais aussi et surtout à des écritures poétiques contemporaines (de Denis Roche à Jean-Marie Gleize, tiens voilà deux noms qui sonnent opportunément s’il s’agit de façonner une montagne), et que ces références jouent comme des grains de sable ou des cailloux – c’est-à-dire des scrupules – dans les chaussures ou les lunettes qui arpentent ces contrées. Ce n’est pas la transparence ni la continuité de la phrase qui sont recherchées mais le discontinu, les sautes brusques, les élévations et dépressions successives, les imperfections, les irrégularités, l’hétérogénéité. La prose ici ne s’oublie jamais comme prose et c’est ainsi qu’elle cherche à faire poème, au sens où les indices de son énonciation ne cessent de s’interposer dans l’énoncé même, comme pour l’amonceler.
Ce que l’auteur appelle la « voluminosité » de la montagne est à entendre comme une luminosité venue de son volume même, et presque de son opacité, paradoxalement, peut-être aussi dans le sens que la montagne est soulevée par sa description, comme si le livre à venir, le volumen, agissait déjà à l’intérieur de notre perception de la montagne dès lors que cette perception a en vue sa propre écriture. Cette coprésence de ce qu’il s’agit de décrire et du travail de l’écriture génère en quelque sorte une hostilité de la montagne, hostilité à entendre cette fois-ci comme une résistance de la montagne à son écriture et en même temps comme une hospitalité, une habitation de l’une par l’autre : la montagne surgit dans son écriture autant que la montagne est remplie des signes de son écriture, non qu’il y ait, encore une fois, transparence de l’une à l’autre, mais opacification accumulative, contrariété performative, disons, entre l’une et l’autre.
L’un des procédés rhétoriques qui cherchent à faire masse, à faire du texte un massif montagneux, c’est l’énumération, la liste. Il y a une exhaustivité de la notation (du brin d’herbe de garrigue à la moindre nuance de couleur de roche en passant par des ingrédients plus exogènes que sont une ligne électrique ou les ahanements du marcheur) qui exhausse le paysage et en exauce le vœu. À force de noter les éléments divers et disparates qui la constituent, à force d’insister sur son hétérogénéité, s’impose l’idée que ce qui fait l’essence de la montagne c’est son accidentalité. Fondamentalement, une montagne c’est du circonstanciel qui s’énumère. Car il ne s’agit pas de découvrir le principe qui régit la montagne mais de révéler tout ce qui la rend accidentelle, hasardeuse, et qui fait d’elle un tout-venant qui s’égrène. Sera ainsi posé « le problème de l’hêtre », la question des fayards, car ce qui s’élabore ici est le contraire d’une métaphysique, quelque chose comme une « infraphysique », où l’arbre, le hêtre, cache (et révèle) la forêt de l’être. Il y a dans cette écriture une sorte de pari du singulier, du particulier, de l’inassimilable contre le général, le global. Il y a une sorte de poussée géologique du détail à l’œuvre dans le texte. Au plan d’ensemble, l’auteur préfère le plan-séquence rapproché, qui filme d’une certaine façon en continu le grain de la montagne, et révèle sa nature grenue, granuleuse, rétive à la perception d’ensemble. Le détail, c’est ce qui ne passe pas, ce qui détraque la machine de la globalité. D’où l’attention aux variations de la montagne, à ses divers aspects en perpétuel chamboulement au fur et à mesure que la phrase y progresse. D’où également cette attention à l’irruption de l’imprévu, de la scorie, de ce qui vient brouiller les ondes de la phrase, notamment les références qui interfèrent avec le récit. Celui-ci n’essaie pas d’imiter la nature, ni de s’effacer devant elle, mais de saturer la représentation de ce qui la perturbe. Ainsi le disruptif du discours a-t-il quelque chance de faire advenir au milieu de la phrase le caractère « hirsute », « débraillé » de la montagne. Lister les choses pour ne pas les lisser, les énumérer pour les éprouver réellement comme choses.
Un autre niveau de lecture possible concerne la dimension politique de cette écriture, dimension qui vient là aussi interférer avec ce qui se donne a priori comme une « simple » écriture du paysage. On lit en effet de nombreuses notations qui perturbent encore le déroulement de la narration et qui sont là pour dénoncer un ordre policier de la langue, une oppression de celle-ci que nous subirions et à laquelle le poème oppose une fin de non-recevoir, un refus brandi. C’est cette dimension que le titre évoque : « le temps fait rage », c’est l’idée que dans l’observation de la montagne et dans son écriture, une masse géologique et langagière se fait jour, un enchevêtrement de matières et de discours se soulève, résiste en quelque sorte par l’épaisseur scripturale, stratigraphique du poème à la simplification outrancière du langage courant et « libéral ». Le poème, par une granulosité acquise en se frottant au motif de la montagne, est un grain de sable dans la machine de la globalisation, de la mondialisation. Le parti-pris de cette écriture qui réhabilite le motif tout en restant résolument formaliste, qui prend en compte le réel phénoménologique tout en gardant raison analytique (le poème est d’abord fait d’énoncés, il est d’abord une conscience de sa nature grammaticale), qui dénonce le lyrisme et la métaphore comme des illusions de transparence (« bleu partout, justesse nulle part » dit une incise), est aussi et radicalement une prise à partie de la langue.
Laurent Albarracin

Olivier Domerg
Le temps fait rage
éditions Le bleu du ciel, 2015
153 p. 15 €


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