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(note de lecture) Gladys Brégeon, "J’ai connu le corps de ma mère", par Jean-Pascal Dubost

Par Florence Trocmé

Brégeon« – J’ai connu le corps de ma mère malade, puis mourante » écrit Roland Barthes dans son Journal de deuil, sous l’égide duquel livre Gladys Brégeon a entrepris le sien, de deuil, tronquant la dernière partie de la phrase du sémiologue, pour s’arrêter au seuil du deuil, et, voire, jouer et se jouer de l’ambiguïté du verbe « connaître ». Tronquant la phrase de Barthes, elle effectue un bond en avant par-dessus la maladie et la mort, pour ne pas s’attarder ni s’appesantir et éviter sur ce qui peut faire risque, le pathos du deuil. « Dès qu’un être est mort, construction affolée de l’avenir », est-il écrit dans le Journal de deuil. « Construction affolée » : regarder en arrière sans s’attarder, même si la mort d’une mère provoque le branle de l’ascendance et de la généalogie, de l’histoire familiale pleine de troubles :
« De ce prénom qu’elle m’a donné
De mon année de naissance 81
De l’accident de son père février 81
De la naissance de sa mère 19 février 22
De la mort de sa mère 19 février 15
De l’enterrement de mon père 17 février 87
Du jour de sa naissance 17 février 51
Du jour de sa mort 17 février 09
Tous convoqués là »
Convoquant ce qui ne peut être coïncidences, assavoir la récurrence du chiffre 2 du mois de février, Gladys Brégeon tente une non-explication par une loi kabbalistique personnelle pour construire l’avenir affolé : « Retrouvées dans les Chiffres/perdues dans les Noms » ;
« Le seul Nom
Février
Miroir des mères
Lettres du Nombre
D’oeils du zéro »
Une kabbale personnelle qui fait de ces poèmes des poèmes droits comme un chiffre, au tempo binaire, la mère et sa fille. Entrer dans cette loi des chiffres, c’est entrer dans des lois abyssales, mais peu importe, « le vertige est un baume ». Les poèmes de ce livre mince, en cela, contenu, sont faits d’humilité devant la mort, qui nous est supérieure, et surtout lorsqu’elle s’impose à vous en prenant un être cher. Les vers sont brefs, elliptiques, accompagnent, à rebours la souffrance de celle qui mourut ; si le temps du poème est le temps du présent, il est le temps du présent passé dans l’avenir pour accepter cela : « Je ne la reverrai plus jamais », c’est aussi simple que c’est compliqué.
Si la troncation de la phrase barthienne indique le refus de s’attarder sur le temps ante mortem, le temps de la souffrance physique d’une mourante, d’une mère, cette troncation appuie sur l’effet verbal de « connaître », non point dans le sens faussement étymologique (connaître n’est nullement co-naître, noscere n’est pas nascor), mais dans le sens scripturaire de « connaître charnellement quelqu’un », « ces cuisses d’où je viens », écrit Gladys Brégeon, qui voit disparaître ce qu’elle connu charnellement, sa mère. Avec une très grande retenue, elle dit un lien fort avec le corps maternel, mais aussi la sorte de vide plein qu’est la séparation du corps maternel, après la naissance, par la mort. Double séparation.
Concomitamment, les éditions Isabelle Sauvage publient un autre mince livre de Gladys Brégeon, Couches, où, mais ce n’est pas le résumer, « Depuis la merde comme le sang/Nous voici dans le berceau de nos semences d’humanités » ; où la poète revient sur la disparition de sa mère, et ce sentiment de vide physique que génère le corps absenté définitivement. Quelles « couches » en soi sont bougées après cette disparition. La couche portée par la mère sera devenue au sens figuré la trace laissée sur le linge blanc, la trace d’écriture, et non sans humour, parce que la « page panse », mais panse quoi, et comment. Ce livre concomitant revient sur la mort, plus méditatif et cru, peut-être un peu plus rageur. Unis et croisés dans la métaphore filée, le « linge testamentaire » et l’« intimité d’une page blanche », du corps abstrait, absent, et du corps concret, présent, celui de la morte et celui de la vive.
Jean-Pascal Dubost

Gladys Brégeon
J’ai connu le corps de ma mère
&
Couches
Ed. Isabelle Sauvage
11 & 13 euros


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