« En 1993 je me souviens avoir senti physiquement, de façon progressive mais physiquement, ma pensée s’émanciper de la faculté de juger. Noeien se disjoignait de krinein. D’étranges muscles s’assouplirent. (…)
Le jugement, fait d’opinions, est communautaire, c'est-à-dire linguistique, dialogique, fratricide. Le jugement est vigilance.
Attention : « Attention ! »
Il sépare, discrimine, hiérarchise, montre du doigt, exclut, tourne le pouce. C’est cette modalité de la pensée collective (judicare, krinein) que je me résolus finalement à quitter. C’était le printemps. C’était le mois d’avril. Je traversais le pont qui mène au Louvre à rebours gagnant la rue de Beaune. Je privilégiais soudain la pensée au sens plus ancien, plus radical, plus originaire, de noèsis. Pensée qui cherche la trace. Qui suit à la trace, la proie qu’elle ignore et dont son flair est si curieux dans l’invisible. Veillance infiniment souple qui rêve son désir. Noein est ce museau qui re-cherche, individuellement, de vestige en indice. Yeux fermés. Étrange attention inattentive (…) Je quittais la lecture consciente, appliquée, jugeante pour la lecture inconsciente, œuvrante, voyageante. »
Pascal Quignard, Critique du jugement, Galilée, 2015, p. 59