Les années passent et le temps défile sans que l’on puisse en ralentir la progression. Les années passent et nous font parfois oublier certains détails de nos vies ou des romans que nous avons lus. Les années passent et les personnages deviennent flous et s’éloignent comme des fantômes à peine croisés. Les années passent et les pages tournées se multiplient comme autant de petits bouts de vies qui traversent la nôtre et deviennent des ombres alors que d’autres prennent corps, puis s’échappent à leur tour.
Et pourtant… certains personnages sont bien plus que de vagues souvenirs. Ils résistent au temps quand ce dernier nous est cruel et ne prennent aucune ride alors que nos cheveux blanchissent. Leurs silhouettes rémanentes se substituent parfois à celles que nous croisons tous les jours et que nous oublions aussitôt. Ils reposent au creux de notre mémoire et se rappellent à nos souvenirs au gré de la volonté de leurs créateurs, de la nôtre ou de la leur, allez savoir…
Joe Middleton est de ceux-là. Joe est resté dans la mémoire de chaque lecteur ayant lu « Un employé modèle »il y a 10 ans. Le contraire me paraît impossible. Que le souvenir en soit bon ou mauvais, que l’on ait aimé ou non ce roman, on ne peut oublier certaines scènes qui restent collées à la rétine comme un vieux chewing-gum sous une semelle. On ne peut oublier ce personnage pervers, égocentrique, persuadé de sa suprématie et amputé de toute empathie.
L’immersion dans le cerveau dérangé de Joe est une plongée dans ce qu’il y a de plus noir, une descente brutale aux confins de la folie. On se noie dans ses délires obsessionnels. On nage à contre-courant dans la fange des violeurs et autres abjections de la nature. On s’immisce dans cette ville néo-zélandaise comme des touristes en mal de sensations fortes, prenant le grand 8 dans un parc d’attractions où Mickey cache des couteaux sous son costume.
Au-delà de la fresque sociologique qu’a bâti Cleave, ses romans sont un énorme écheveau où ses personnages se croisent et où parfois, le temps n’a plus cours. Le temps s’y arrête et la ville de Christchurch devient comme un immense radeau de la Méduse dont les passagers s’entre-dévorent faute de mieux. L’auteur a un tel talent, que sa détestable et misérable créature inspire tout à la fois haine, dégoût et presque compassion. Que les sentiments qu’il dégage sont révoltants et pathétiques mais que l’humour noir de Paul Cleave le rend drôle et ironique. Que les inoubliables atrocités qu’il subit nous réjouissent autant qu’elles nous révulsent. Étonnant paradoxe que l’auteur imprègne de son immense talent.
« Un prisonnier modèle » est la suite que l’on n’attendait pas. La première apparition du boucher de Christchuch se suffisait presque à elle-même et une suite aurait pu décevoir ou être redondante. Il n’en est rien car Paul Cleave a su insuffler un vent nouveau sans pour autant quitter le chemin qui lui est propre. Il réussit à développer ses personnages, à leur donner encore plus de corps et même à glisser une réflexion sur la peine de mort. On y retrouve son style inimitable et son humour corrosif qui arrache des sourires et parfois même des éclats de rire entre deux horreurs. C’est noir, c’est Cleave, c’est indispensable.