Nietzsche, qui avait en son temps proclamé la mort de Dieu, serait sans doute fort surpris aujourd’hui devant le nombre de ceux qui, manifestement, n’ont toujours pas reçu le faire-part. Le fait religieux revient en force, toutes religions confondues, même si l’Islam affiche une énergie expansionniste plus visible et, dans sa version pervertie du djihadisme, bien plus violente que les autres. Quoi que souvent fort éloignée de Nietzsche, la Gauche semble découvrir ce phénomène en tombant des nues, quand elle ne s’obstine pas à le nier. C’est le thème, presque inattendu puisqu’il appartient à un quotidien (Le Monde) qui fit longtemps preuve d’angélisme vis-à-vis de l’islamisme, que développe Jean Birnbaum dans son dernier essai stimulant et particulièrement documenté, Un Silence religieux (Le Seuil, 239 pages, 17 €), sous-titré : « La Gauche face au Djihadisme ».
Entre déni et culture de l’excuse, la Gauche s’est longtemps entêtée à voir dans les individus qui rejoignent les rangs du terrorisme islamiste des enfants perdus, des damnés de la terre, des victimes du système, voire des aliénés fanatiques ou des déshérités illettrés facilement perméables à toute manipulation. Que le profil des djihadistes identifiés lors d’attentats infirme le plus souvent ce portrait fantasmé et sociologiquement rassurant ne change rien à l’affaire, en dépit des discours bien plus structurés qu’on ne pouvait s’y attendre de leur propagande.
Cette même Gauche, et jusqu’au plus haut sommet de l’Etat, se livre en outre à un « rien-à-voirisme » systématique dénoncé par l’auteur non sans une ironique cruauté dans son chapitre « Djihad partout, religion nulle part ». Proclamer, comme nombre de politiciens, de sociologues ou de géopolitologues, que le djihadisme n’a rien à voir avec l’Islam partait sans doute d’une bonne intention - de celles dont l’Enfer est pavé - visant à éviter l’amalgame (le fameux et récurent « pas d’amalgame »), à ne pas stigmatiser toute la communauté musulmane et à maintenir la paix sociale. Pour autant, cette cécité feinte produit des effets pervers : « d’abord, elle occulte la guerre qui ravage l’islam de l’intérieur, et dont la terreur djihadiste est un produit direct ; ensuite, elle prend à revers tous les musulmans qui se battent sur ce front, justement en opposant la quête spirituelle à la violence », note-t-il. On pourrait aussi souligner qu’en refusant d’examiner une réalité, les gardiens de la bien-pensance ouvrent, consciemment ou non, un boulevard à l’Extrême-Droite...
Jean Birnbaum attribue cette cécité à la tradition de la Gauche, particulièrement en France, pour laquelle l’émancipation de l’Homme passait par la fin de l’aliénation religieuse, pensée qui l’aurait conduite à escamoter le phénomène, à ne plus le prendre au sérieux.
A l’appui de sa thèse, il convoque avec raison l’Histoire et mentionne d’abord, dans un chapitre fort intéressant, la volonté des militants français qui soutinrent le FLN durant la guerre d’Algérie de n’avoir vu dans ce mouvement qu’une « face internationaliste et laïque » en occultant son autre dimension, « nationaliste et religieuse ». Les exemples qu’il présente se révèlent en effet édifiants. L’auteur s’intéresse ensuite au regard porté par Michel Foucault vers la révolution iranienne sur laquelle le philosophe s’était finalement, euphémise-t-il, « en partie trompé » et « bercé d’illusions »...
Après avoir passé la conception que Marx s’était forgée de la religion au peigne fin, Jean Birnbaum aborde une autre page de l’Histoire, la guerre d’Espagne, support lui permettant d’analyser par analogie les motivations qui conduisent les individus à s’engager dans le djihad. Le parallèle peut sembler hardi et créerait volontiers le malaise (voire la légitime indignation) si l’auteur ne prenait le soin de préciser : « Ici, le choc entre les imaginaires brigadiste et djihadiste est non seulement frontal mais viscéral. Car les volontaires d’Espagne partaient à la guerre pour bâtir les conditions d’une vie pleinement humaine » tandis qu’aux yeux des djihadistes, « la mort n’est pas un sacrifice nécessaire à la victoire : elle est la victoire même. Ils ne désirent pas la belle vie, mais une bonne mort. » On pourrait aussi ajouter que l’opposition ne se limite pas à ce constat ; car, même si la guerre d’Espagne, comme toutes les guerres civiles, fut le théâtre d’exactions et de crimes de part et d’autre, jamais la barbarie aveugle exercée à l’encontre d’innocents n’atteignit un tel niveau d’abjection et de cruauté gratuite, que seule une « pensée magique » irrationnelle, plus religieuse que politique, pouvait induire.
En conclusion, l’auteur invite à « renouer avec la pensée critique », démarche salutaire, mais difficile dans un pays où une partie de la Gauche pratique avec une ferveur masochiste la haine de soi issue d’un complexe postcolonial qui voit dans l’Islam, quelle que soit sa forme, la religion des opprimés (lesquels auraient ontologiquement raison) opposée aux anciens oppresseurs occidentaux (lesquels auraient intrinsèquement tort). Il est dommage, pourra-t-on penser, qu’il ait fallu attendre les attentats de l’an dernier et leurs victimes innocentes pour aboutir à ce retournement lucide.
Sans doute les politiques devraient-ils réfléchir à une réalité : « Partout où l’islamisme a triomphé, il n’est plus rien resté de la gauche, de toutes les gauches, réformistes ou révolutionnaires. » Il n’est rien resté non plus de la liberté puisque les théocraties, en étendant leur surveillance répressive des populations jusqu’à l’intérieur des foyers, répondent à la définition du totalitarisme établie par Hannah Arendt dans son essai fondateur. Pour autant, s’il ne sert à rien de stagner dans le déni, s’il devient nécessaire de prendre en compte le fait religieux pour mieux en comprendre les mécanismes et les jeux d’influence, on s’interroge sur la thèse de l’auteur qui semble voir le religieux omniprésent, quasi indispensable et expliquant tout, alors que la spiritualité, la quête de sens, le dépassement de soi peuvent s’exprimer dans des domaines plus vastes, plus libres qu’à travers les religions et leur corpus de vérités invérifiables, de règles de vie imposées. Ce livre, riche de nombreuses références intellectuelles, n’en mérite pas moins d’être lu.