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(Entretien) avec Alain Veinstein par Isabelle Baladine Howald

Par Florence Trocmé

Isabelle Baladine Howald (IBH) : Alain Veinstein, parallèlement au roman que vous publiez au Seuil, Venise, aller simple, viennent de paraître à l’Atelier contemporain des Entretiens avec André du Bouchet, dont vous étiez proche. Ces entretiens se sont étalés sur plus de dix ans, pour France Culture.
Comment avez-vous connu André Du Bouchet ?
Alain Veinstein (AV) : Yves Bonnefoy voulait publier quelques pages d’un livre que je venais d’écrire dans le Mercure de France, la revue des éditions éponymes. C’est André du Bouchet qui accepta d’en faire la sélection. Je crois l’avoir rencontré à cette occasion. Yves Bonnefoy m’avait souvent parlé de lui et j’ai lu les pages de Ou le soleil parues dans un numéro du Mercure. Ce fut un véritable choc qui m’incita à me procurer séance tenante tous les livres disponibles de du Bouchet. En particulier Dans la chaleur vacante qui me laissa abasourdi. C’était ça, exactement ça que je voulais écrire. Toutes mes préventions à l’égard de la poésie, nombreuses à l’époque, objet de mon dialogue avec Yves Bonnefoy, disparaissaient.
IBH : Quelle importance avait-t-il pour vous à ce moment-là ?
AV : Il était celui qui rendait l’écriture possible en la faisant coïncider avec ma recherche de l’époque. Une voie s’offrait en dehors de la mainmise de l’angoisse d’emprunter les sens interdits. Du Bouchet était pour moi l’autorité. Je lui vouais une confiance absolue. Je lisais tous les livres dont il me parlait, détestais ce qu’il n’aimait pas. Il ne pouvait pas se tromper. En même temps, je me rendais compte de la difficulté qui s’ouvrait à moi. Comment trouver sa place face à quelqu’un qui prenait toute la place… Quelqu’un que, pour rien au monde, on voudrait tuer…

IBH : C’est un très grand poète, méconnu, sa réputation de difficulté et d’obscurité le suit, mais vous, vous dites : « Chez ce poète qu’on a souvent considéré comme obscur, je n’ai jamais vu que de la clarté », qu’entendez-vous par là ?
AV : Ce qui m’a frappé dès les premières lectures, c’est l’évidence à mes yeux de ce qu’il écrivait. Encore une fois, je pouvais cosigner ses textes, j’aurais voulu pouvoir les écrire, il était celui qui était au plus près et qui allait le plus loin. Il n’y avait aucun écart, aucun décalage entre l’espace et le temps des poèmes d’André et ceux où je croyais me situer.
IBH : La poésie d’André du Bouchet est presque impersonnelle et pourtant immédiatement reconnaissable.
Dans les réponses qu’il vous fait, très peu de je, rien de personnel, pas d’anecdotes. Ces réponses sont assez lapidaires, comme sans enjeu et pourtant naturellement intransigeantes.
Ces entretiens étaient-ils faciles à mener pour vous ?
AV : Au début, j’avais presque honte de mêler la radio à notre relation. J’ai parlé avec du Bouchet bien avant de devenir intervieweur. Et je supposais qu’un tel métier devait susciter chez lui une vive ironie. A ma grande surprise, il accepta de se prêter au jeu sans se faire prier. Peut-être justement grâce à son talent d’oubli qu’il s’agissait d’un jeu. André n’avait pas plusieurs langages. Il était toujours dans le registre de la vérité de parole.
IBH : Les goûts d’André du Bouchet étaient variables : Baudelaire (objet du premier entretien), d’où André du Bouchet tient son goût du mélange poésie-prose, Rimbaud, Pasternak, Reverdy, Hugo. Quels sont selon vous les liens entre eux ? Partagez-vous ces goûts ? Quels sont vos propres appuis, dans votre travail de poète ?
AV : Je pense qu’il n’écrivait pas de proses ou de la poésie. Il écrivait. La différence entre les deux registres s’est estompée au fil des années. Son désir allait vers les textes qui brisaient le silence sans se payer de mots. Les textes qui recelaient de la parole, à mille lieues des discours et des bavardages.
Pour ma part, je suis toujours parti du langage, aussi pauvre soit-il. J’ai puisé mes matériaux dans les clichés, les lieux communs, tout ce qui nous tient lieu de langue dans les différentes situations de la vie. De toute cette « mort » j’ai essayé de faire de la « vie », de rendre visible, audible, ce qui nous était dérobé depuis longtemps.
IBH : Comment le poème émergeait-t-il ? S’agissait-il d’une « inspiration » ? Car il semble qu’il y ait chez lui, à la fois, « un grand vouloir », et ce qu’il appelle le « précipité » qu’il s’agit ensuite de travailler, qu’il s’agit de défaire, de retravailler, pour que l’instant (presque synonyme de poème) une fois dégagé, continue à aller de l’avant ?
AV : Je ne peux pas, ici, être le porte-parole de du Bouchet comme si j’avais été une petite souris sous sa table de travail. J’ai l’impression que tout se passait entre les yeux et la main. La main creusait l’inaperçu dans le champ du visible. Rendait présent. Restituait de la présence. Mais ce qui est ouvert se referme très vite. C’est l’œuvre du temps. Lui résister, c’est creuser de jour en jour.
IBH : Quel est, par rapport à cela, le rôle des notes des Carnets ? (deux volumes au Bruit du temps, de plus anciens chez Fata Morgana)
AV : Dans les carnets, le marcheur note ce qu’il voit. Du Bouchet précise dans un entretien qu’il n’a jamais pris de notes avec l’arrière-pensée d’y puiser le matériau de ses écrits. Les poèmes contemporains des notes croisent pourtant leurs chemins. Le feu se répand sans doute, se communique au travail en cours.

IBH : « peu de monde qui ouvre un monde », diriez-vous que c’est exactement André du Bouchet ?
AV : Tout se passe un peu comme si, avec le temps, le lexique d’André du Bouchet s’était amenuisé pour se renforcer. S’appauvrir, en somme, pour s’enrichir. Le bavardage n’a pas sa place quand il s’agit d’aller droit à l’essentiel. Du Bouchet s’aide de la plus grande économie de moyens. Le langage chez lui ne se donne pas en spectacle, ne jette pas de poudre aux yeux. Il n’empêche que de livre en livre s’ouvre un monde. « Tu veux un monde, Diotima, et tu n’as rien », lit-on dans l’Hypérion de Hölderlin. Le rien insiste sous les couleurs du monde. Elles sont sans cesse à reprendre. Du Bouchet avait intitulé un texte sur Hugo, dans les années cinquante, L’infini et l’inachevé. Entre ces deux pôles s’étend le champ de l’écriture.
IBH : Il y a chez André du Bouchet une grande importance du lecteur, me semble-t-il ? Comment le définiriez-vous, quant à vous ?
AV : Du Bouchet m’a ouvert les yeux sur cette évidence : le lecteur, c’est chacun de nous, à commencer par celui qui écrit. La lecture est indissociable de la pratique de l’écriture. Ecrire, c’est lire. Chercher le lien. Mettre en évidence la relation entre les mots et, au-delà, entre le langage et moi. Lire conduit à soi. Les livres d’André du Bouchet ont en grande partie écrit ma vie.
Février 2016


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