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Irène Nemirovsky, Chaleur du sang

Par Ellettres @Ellettres

chaleur du sang« _ Il a l’air d’un bon garçon, ce Jean Dorin, n’est-ce pas ? Ils se connaissent depuis longtemps. Ils ont pour eux toutes les chances de bonheur. Ils vivront, comme nous avons vécu avec François, une existence tranquille, unie, digne… tranquille surtout… sans secousses, sans orages… Est-ce donc si difficile d’être heureux ? Il me semble que le Moulin-Neuf a en lui quelque chose d’apaisant. J’avais toujours rêvé d’une maison bâtie près de la rivière, de me réveiller la nuit, bien au chaud dans mon lit, et d’entendre couler l’eau. Bientôt un enfant, continua-t-elle, rêvant tout haut. Mon Dieu, si on savait, à vingt ans, comme la vie est simple… » (p. 31).

Contrairement à ce que croit Hélène, épouse et mère de famille épanouie, la vie n’est pas si simple, même (surtout ?) en province. Sa fille Colette, tout juste mariée, va en faire l’expérience. Et Silvio, le vieil homme un peu sauvage ami de la famille se souvient… Que le sang est chaud quand on est jeune ! Et combien les vieilles personnes l’oublient !

J’ai été heureuse de retrouver Irène Nemirovsky à l’occasion du blogoclub, moi qui avais tant aimé Jézabel, Dimanche et autres nouvelles, et surtout, Suite française ! Cette femme m’épate : elle qui a passé sa jeunesse en Ukraine et en Finlande, elle arrive à produire un pur roman de terroir français, composé dans une langue charnelle, un peu âpre et sauvage, comme la terre du Morvan où se passe l’histoire.

Une histoire enchâssée dans la sienne : même si la Deuxième Guerre mondiale n’a pas sa place dans Chaleur du sang, puisque le roman a été commencé en 1937, Irène Nemirovsky a trouvé refuge sous l’Occupation dans le village même où elle situe son histoire. C’est là qu’elle termine ce roman et qu’elle situe (et rédige) la deuxième partie de Suite française. C’est là qu’elle sera arrêtée en 1942 pour être déportée à Auschwitz…

« _ Ah, mon ami, devant tel ou tel événement de votre vie, pensez-vous quelque fois à l’instant dont il est sorti, au germe qui lui a donné naissance ? Je ne sais comment dire… Imaginez un champ au moment des semailles, tout ce qui tient dans un grain de blé, les futures récoltes… Eh bien, dans la vie, c’est exactement pareil. (…)

_ Oui, dis-je, si on connaissait d’avance la récolte, qui sèmerait son champ ? » (p. 44).

Irène Nemirovsky aurait pu reprendre à son compte cette dernière parole.

J’ai choisi ce titre à cause de la photo de couverture, il faut bien l’avouer (à quoi ça tient… mais je crois que nous sommes nombreux dans ce cas). Dans Chaleur du sang, j’ai aimé les descriptions des mœurs paysannes, du passage des saisons et du temps dans tous les sens du terme, et des intérieurs bourgeois de province. On se croirait parfois dans du François Mauriac, de l’André Dhôtel ou du Thomas Hardy. Je ne me suis pas vraiment attachée aux personnages, sauf peut-être à ce vieil ours de Silvio, car le roman est court et ressemble à une fable sur le poids des secrets, de l’hérédité, de la fatalité qui font éclater la prude carapace des familles provinciales.

« Ce pays, au centre de la France, est à la fois sauvage et riche. Chacun vit chez soi, sur son domaine, se méfie du voisin, rentre son blé, compte ses sous et ne s’occupe pas du reste. Pas de château, pas de visites. Ici règne une bourgeoisie toute proche encore du peuple, à peine sortie de lui, au sang riche et qui aime tous les biens de la terre. Ma famille couvre la province d’un réseau étendu d’Erard, de Chapelin, de Benoît, de Montrifaut ; ils sont gros fermiers, notaires, fonctionnaires, propriétaires terriens ; leurs maisons sont cossues, isolées, bâties loin du bourg, défendues par de grandes portes revêches, à triple verrou, comme des portes de prison, précédées par des jardins plats, presque sans fleurs : rien que des légumes et des arbres fruitiers taillés en espalier pour produire davantage. Les salons sont bourrés de meubles et toujours clos ; on vit dans la cuisine pour épargner les feux. » (p.22).

Irène Nemirovsky

Irène Nemirovsky

Pour moi, Irène Nemirovsky ressemble étrangement à ses héroïnes pleines de sève qui se retrouvent cruellement frappées par le sort. Elle imprègne à ses histoires une sagesse étonnante de maturité, comme une prescience de son destin tragique. Son écriture est toujours « goûtue » – je ne trouve pas d’autres mots : évocatrice mais sans fioritures, proche de son lecteur sans être familière, portant un regard mi-amusé, mi-méprisant sur ses personnages. Son style n’a pas pris une ride et c’est toujours un plaisir rare et poignant de la lire.

Allez lire d’autres billets sur des romans d’Irène Nemirovsky chez :

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