Trois livres en deux : le volume Poésie-Gallimard (PG) reprend Infiniment proche (2000) et Le désespoir n’existe pas (2010) ; Satori Express (SE) (2016) était inédit. Cette traversée d’écriture sur les quinze dernières années est à la fois toujours en mouvement et sans rupture dans ses enjeux et ses moyens.
Le premier poème de Satori espress est une sorte d’art poétique à lui seul et indique bien d’entrée la constance de la visée : « J’ai toujours voulu /tout accueillir tout aimer / tout faire vivre / d’un seul regard démultiplié / m’accorder à ma ligne de plus haute tension / par-delà la fatigue / par-delà l’épuisement / tout accueillir tout / aimer / aller / aller plus avant / vers les grands creusets de l’effervescence / ne jamais en finir avec l’infini / doter chaque instant / d’une présence authentique / dernier souffle premier souffle » (SE, 7). La série des verbes donne certains points-clés de la poésie de Bianu : accueillir, aimer, vivre, aller, ne jamais en finir. On voit aussi le choix de l’extrême : « tout faire vivre », « de plus haute tension », à « chaque instant », « une présence authentique ». Enfin, le dernier vers montre bien le mouvement de constant dépassement (« par-delà ») de la contradiction vie/mort. Chacun des poèmes, dans les deux livres, répond à sa manière à cette poétique de l’énergie « démultipliée » mais toujours en quête d’une libération. En cela, Bianu vise et affirme l’existence d’une région de l’être qui se situerait au-delà des oppositions qui nous structurent et nous enferment : bonheur/malheur, vie/mort, rêve/réel, pessimisme/optimisme… En cela aussi sans doute on pourrait qualifier sa poésie d’idéaliste ou de mystique athée, mais elle a le grand mérite de refuser avec force le nihilisme poisseux, la pure esthétique vaine et le ludisme vide. Ainsi, avec et malgré le temps, Bianu peut persister et même approfondir son accord avec Rabbi Nahman (PG, 112) et passer de « une boîte crânienne / où le désespoir n’existerait pas » (PG, 35) à l’affirmation simple du titre Le désespoir n’existe pas.
Mais pas sans combat. Ce n’est pas une poésie de la béatitude, c’est une poésie de l’énergie. On le voit bien dans le travail toujours repris pour dépasser la contradiction vie/mort : « là où les morts n’ont plus prise / j’ai trouvé la pierre d’angle // pour avancer parmi les grands vivants / pour avancer parmi les grands gisants » (PG, 95). Il s’agit de « Descendre encore et toujours / Vers où ça vit encore plus / Lever sans fin le camp / Enfiévrer davantage » (PG, 142) ; « tu parles / avec le sang de la voix la plus vive / de la voix contre la mort / de la voix pour vider les ténèbres » (PG, 193) ; il faut viser « quelque chose de plus vif / quelque chose / de plus vivant que nous » (PG, 198)… Et la poésie est présentée comme le moyen de cette libération : « Ecrire avec la craie de la vie » (PG, 144). Le poème « La vie de ton visage » (PG, 227) est peut-être le meilleur exemple de ce refus de la mort, et de la mort dans la vie, comme un hymne, un appel d’air « loin de tout ce qui vivote / de tout ce qui vitrifie / vivement la vivance / de tous les grands viviers / oui / vivement cette vie sans vitrine / cette vie sans visière / cette vie sans venin ni verdict / cette vie sans verrou » (PG, 228). Pour Bianu, la poésie est « la parfaite / insoumission « (PG, 121), « la riposte de l’émerveillement » (PG, 112).
S’il y a une démesure lyrique dans cette poésie, elle est proportionnelle à la pesanteur du réel à soulever : il faut « faire dire aux mots / ce qu’ils ne peuvent dire / plus que jamais »(PG, 137). Et l’on retrouve les moyens lyriques mais comme poussés à leur paroxysme, en particulier pour trois d’entre eux : l’image, l’oxymore, et l’anaphore. Cette dernière peut être déclinée de façon variée : structurant tout ou partie du poème, ouvrant et clôturant chaque séquence, incluant ou non des variations… Ce travail sur la répétition, la relance par reprises, est moins litanique qu’incantatoire : par exemple, dans les 72 tercets de Psaume et Première variation sur le psaume (PG, 81-94) on retrouve ainsi 37 fois le même vers, « dans le cœur du cœur noir », au milieu d’un tercet sur deux, créant un effet lancinant de boucle ou de spirale. Cette façon d’avancer par reprise donne aussi au poème un caractère oral, proche de la performance, qui n’est pas sans proximité avec la poésie de S. Pey ou A. Velter.
Mais en tension avec ce flux lyrique libre il y a tout autant un souci de contrôle ou de maîtrise formelle. On peut retrouver la forme du sonnet (PG, 264 ; SE, 161), du haïku (PG, 268), ou des suite de tercets (SE, 121), ou des configurations typographiques assez éclatées (SE, 27), ou des poèmes-sabliers (SE, 157), ou des proses non ponctuées (SE, 149)… On a l’impression d’une grande liberté d’écriture en même temps que chaque poème a son unité propre, assez stricte.
Œuvre décidément singulière que celle de Zéno Bianu, mais pas seule. Presque tous les poèmes renvoient, de façon directe ou incidente, par le titre, l’exergue, ou dans le corps du texte, à une ou d’autres œuvres. Bianu indique ainsi la confrérie qui est la sienne, celle des « grands isolés » (PG, 124), des « frères d’altitude » (SE, 10). En fin de volume, une « Rose des vents » (PG, 309) et une « Table d’orientation » (SE, 163) rassemblent une présentation succincte de ces artistes. On retrouve ainsi nombre de poètes, de musiciens, de peintres, de mystiques… américains, indiens, européens, asiatiques… surtout contemporains mais pas seulement. Des créateurs solitaires le plus souvent, mais qui n’ont pas renoncé à aller au bout d’eux-mêmes et de leur art pour atteindre une beauté haute, autre. En cela, la poésie de Bianu est aussi une poésie de l’éloge de ceux et celles qui, même morts, demeurent de grands vivants, capables par leurs œuvres de nous maintenir en contact avec « l’âme des énergies » (PG,141).
Antoine Emaz
Zéno Bianu
Infiniment proche et Le désespoir n’existe pas
Poésie / Gallimard
330 pages – cat 3
Le Castor Astral
180 pages – 14 €