Nouvelle publication chez Almora ce mois de mars
UN très beau livre de Martine Larbat
Relier corps esprit
Taoïsme et philosophies indo-tibétaine
EXTRAIT :
Transformations et Dào 道
La source ultime de ces transformations incessantes qui font le flux de vie est nommée par les taoïstes, Dào 道, la Voie. C’est là une appellation par défaut. Cette limitation est imputable au fonctionnement de l’esprit conceptuel qui est contraint d’isoler son objet pour le nommer. Il se révèle donc impuissant à opérer de la sorte avec un au-delà de l’être et du non-être… Le nom a pour seule fonction de nous laisser pressentir cet au-delà. Dès le chapitre1, le Dao De Jing nous avertit :
" La voie qu'on peut énoncer
N’est déjà plus la Voie
Et les noms qu’on peut nommer
Ne sont déjà plus le Nom[1]"
Tout en ayant à l’esprit cette mise en garde, écoutons ce que Claude Larre et Elisabeth Rochat de la Vallée nous disent du caractère choisi pour évoquer la Voie, Dào 道 :
"Dao est une tête à la chevelure dénouée, comme l’est celle d’un magicien, associée à trois empreintes de pas évoquant une marche dansante. C’est le 'pas' d’un magicien."[2]
Le magicien, le chamane, commercent avec les forces de vie. Situés à la frontière du visible et de l'invisible, ils sont au cœur des transformations et ont pouvoir de faire apparaître ou disparaître les formes. Le chamane-Dào est en mouvement : celui d’une marche dansante. "Traditionnellement, le pied gauche se lève le premier, puis le pied droit est ramené sur le pied gauche ; puis le pas recommence."[3] Le pied gauche est associé au yáng, le pied droit au yīn. La marche du chamane initie le mouvement de la vie qui est l’alternance créatrice du yīn et du yáng. C’est à travers ce mouvement d’alternance que Dào se manifeste et nous apparaît. Il est insaisissable. Nous pouvons seulement en sentir la présence, nous glisser dans son flux.
En français, nous disons le Dào ; nous le désignons au masculin.
Là encore, c'est trop dire : Dào nomme un au-delà du yīn/yáng d'où sourd le yīn/yáng. Quant à lui attribuer un genre, les taoïstes pencheraient plutôt pour le féminin. En témoigne ce passage du Laozi :
"L'âme du val ne meurt pas :
Elle est l'insondable féminin.
La porte de l'insondable féminin
Est aussi appelée racine du ciel et de la terre[4]."
Contrairement à ce que nous pourrions croire, Dào n'est pas réservé à l'orbe taoïste. La langue chinoise en fait largement usage, par exemple pour désigner une capitale[5], un chemin, le cours d'un fleuve, la conduite d'un homme... "Car si les taoïstes ont choisi ce mot banal, c'est justement en raison de sa banalité, de façon à figer le moins possible cette réalité indicible dont ils tentent de s'approcher tout en sachant bien que le seul fait de la nommer la dénature[6]."
Dào, Vide Source
Nous glisser dans son flux jusqu’à sentirqu’il est ce lieu depuis lequel se nouent les souffles : en ce sens il en est la tête, l’Origine. Cette Origine est dite wú 無.
Wú peut être traduit en français par vide, rien.
Au chapitre Ciel-Terre le Zhuangzi dit :
"À l'origine, il y a le Rien (wú 無) ; le Rien n'a point de nom[7]."
Comment entendre ce vide, ce rien ? Dans la culture occidentale, ces termes deviennent rapidement synonymes de néant et inspirent la peur. Ce n'est pas du tout ainsi qu'il faut comprendre wú 無dans le contexte taoïste. Ce caractère désigne ce qui n'est pas ou ce qui n'a pas. Cyrille Javary nous permet d'en mieux pénétrer le sens en nous présentant l'idéogramme ancien, utilisée lors de la rédaction du Dao De Jing :
"Bien qu'il existe de nombreuses variantes des formes anciennes de ce caractère, elles se ramènent majoritairement à la description d'une même scène habituelle à l'époque : le défrichage par brûlis. Grâce à cette scène, on comprend mieux comment l'usage de ce caractère a pu évoluer vers le sens d'une négation. (...)En effet, que reste-t-il après qu'on a mis le feu à une forêt ? Plus rien qu'une terre nue. Mais ce rien n'est pas vide : car cette terre noircie par le feu est remplie de cendres organiques, elle est gorgée d'éléments nutritifs, elle est pleine de mille moissons futures.
Lu ainsi, le caractère無wú cesse d'être une négation privative, la marque d'une absence, d'un vide, d'un néant, pour devenir l'évocation d'une potentialité créatrice, d'une matrice féconde[8]."
Ce retour à l'origine du caractère et, par elle, à l'image nous permet de saisir que ce qui n'est pas ou ce qui n'a pas recèle en potentiel une capacité de manifestation, une puissance dynamique et créatrice d'où apparaîtra yǒu 有, ce qui survient, ce qui est porté à la manifestation. C'est ainsi que s'éclaire le chapitre 40 du Laozi :
"Les Dix mille êtres du monde
Sont le produit de ce qui a (yǒu 有)
Mais ce qui a (yǒu 有) est produit de ce qui n'a pas (wú 無)[9]-[10]"
Cependant, ne nous laissons pas abuser par l'aspect très concret de l'image du brûlis : quand wú 無s'emploie à propos de l'Origine, il qualifie un au-delà de toute représentation, de toute forme. C'est pourquoi l'Origine peut être dite le Sans Forme :
" Le Sans Forme c'est l'ancêtre fondateur des êtres[11]."
Les taoïstes ont aussi recours à un autre terme, xū 虚, pour évoquer le vide :
"Chez Laozi comme chez Zhuangzi, si l'Origine de l'univers est le plus souvent désignée par wú 'Le Rien', xū est employé lorsqu'il s'agit de qualifier l'état originel auquel doit tendre tout être[12]." Xū 虚, traduit par vide, s'oppose à shí 实, le plein. Ainsi le Zhuangzi dit :
"Qui atteint à sa vertu primitive s'identifie avec l'origine de l'Univers, et par elle avec le Vide (xū)[13]."
"À partir de l'époque des Sung, notamment grâce au philosophe Chang Tsai qui consacra l'expression tài xū 'Vide suprême', xū est devenu le terme consacré pour désigner le Vide[14]."
Du Vide sourd la Vie :
"La Voie donne vie en Un
Un donne vie en Deux
Deux donne vie en Trois
Trois donne vie aux Dix Mille êtres
Les Dix Mille êtres adossés au Yin
Embrassant le Yang
Les souffles qui s'y ruent composent en harmonie[15]"
De la Voie ou Vide suprême, surgit un Souffle Premier, le Un, d’où naissent deux souffles, le yīn et le yáng. Puis vient le Trois et enfin les Dix mille êtres.
De cette Source qu’aucun concept ne peut embrasser naît un mouvement créateur. Il est soufflé du Vide :
"L'intervalle Ciel Terre
Est comme le soufflet
Il se vide sans se lasser
Actionné il veut souffler encore[16]"
Le diagramme de Lai Zhide, auteur du XVIème siècle, donne une représentation particulièrement claire de ce processus. Il se lit de bas en haut. L'au-delà de toute représentation est dite par un cercle vide (wú jí). Il est suivi d'un tài jí ou grand faîte qui représente les deux souffles yīn (noir) et yáng (blanc) naissant du centre Vide. Ils sont animés d'un mouvement spiralé. De cette dynamique naît la manifestation dont l'apparition graduelle est déclinée par les figures suivantes:
Diagramme de Lai Zhide.[17]
Le Vide médian
Le Vide originel est présence agissante au coeur du manifesté, au sein des Dix mille êtres. On l'appelle alors vide médian. Par sa dynamique, il permet aux souffles yīn/yáng d'entrer dans leur mouvement d’échange :
"C’est lui qui attire et entraîne les deux souffles vitaux dans le processus du devenir réciproque ; sans lui le yin et le yang demeureraient des substances statiques et amorphes.[18]"
Il "est le point nodal tissé du virtuel et du devenir, où se rencontrent le manque et la plénitude, le même et l’autre[19]."
C'est en et par le vide médian que s'organise, se structure la rencontre des deux souffles yīn/yáng :
"le Vide même, loin d'être synonyme de flou ou d'arbitraire, est le lieu où s'établit le réseau de transformations du monde créé[20]."
Le vide, est une puissance de transformation, présence insaisissable au cœur du manifesté. La pensée chinoise nous incite à ne pas arrêter notre regard au niveau le plus visible mais à devenir l’ami du caché d’où procède le visible. Ne nous laissons pas fasciner par l'apparence des choses, apprenons à ressentir la présence du vide, wú 無, au sein de toute chose. Au sein d'une roue de char, d'un vase, de la pièce d'une maison... :
"Trente rayons se joignent en un moyeu unique
Ce vide (wú 無) dans le char en permet l’usage
D'une motte de glaise on façonne un vase
Ce vide dans le vase en permet l'usage
On ménage des portes et des fenêtres pour une pièce
Ce vide dans la pièce en permet l'usage[21]"
Le vide est présent en toute chose. En l'homme aussi qui, au profond, à l'intime, a la capacité de le ressentir. Parce qu'il est situé entre Ciel et Terre, qu'il est né de leurs souffles,
"l'Homme, par son esprit, est capable d'acquérir les vertus de la Terre et du Ciel, de communier par le truchement du Vide médian avec le Vide suprême[22]."
[1] Dao De Jing, Trad C. Larre, 2002.
[2] J. Schatz, C. Larre, E. Rochat de la Vallée, Aperçus de médecine chinoise traditionnelle, p. 39.
[3] J. Schatz, C. Larre, E. Rochat de la Vallée, Aperçus de médecine chinoise traditionnelle, p. 39.
[4] Laozi,chapitre 6,traduction de C. Despeux selon le commentaire de Wang Bi, in Lao-Tseu, p. 232.
[5] Remarquons que l'étymologie latine de capitale, caput, renvoie, comme la graphie de Dào à une tête.
[6] C. Javary, 100 mots pour comprendre les chinois, p. 300.
[7] Traduction F. Cheng, in Vide et plein, p. 27
[8] Cyrille Javary, les trois sagesses chinoises, p. 60.
[9] Dao De Jing, chapitre 40, traduction C. Larre.
[10] Nous pouvons entendre en écho à ce point de vue, celui de la physique quantique, formulé par Basarab Nicolescu: "Le vide vide de la physique classique est remplacé par le vide plein de la physique quantique. La plus petite région de l'espace est animée par une extraordinaire activité, signe d'un perpétuel mouvement. (...) En tout cas, dans le vide quantique, tout est vibration, une fluctuation entre l'être et le non-être. Le vide quantique est plein, plein de toutes les potentialités de la particule à l'univers." La transdisciplinarité, pp. 90/91.
[11] Huainanzi, chapitre 1, traduction C. Larre.
[12] F. Cheng, Vide et Plein, p. 27.
[13] Traduction F. Cheng, in Vide et plein, p. 34.
[14] F. Cheng, Vide et Plein, p. 27.
[15] Dao De Jing, chapitre 42 Traduction Claude Larre, 2002.
[16] Dao De Jing, chapitre 4, trad. C. Larre, 2002.
[17] Diagramme de Lai Zhide cf C. Despeux, Taiji Quan, art martial, technique de longue vie, p. 46.
[18] F. Cheng, l’écriture poétique chinoise, p. 6.
[19] F. Cheng, Vide et plein, p. 33.
[20] F Cheng, Souffle-esprit, p. 10.
[21] Dao De Jing, chapitre 11, traduction C. Larre.
[22] F. Cheng, Souffle-Esprit, p. 148.
Sommaire
Introduction
Chapitre Un - le Ciel, la Terre et l’Homme
I - l’homme entre Ciel et Terre
II - L’homme à l'image du Ciel-Terre
Chapitre Deux - Corps et énergie
I - Corps et énergie
II - Ressentir l’énergie
III - Vers une nouvelle conscience de notre corps et de notre relation au monde
Chapitre Trois - Les souffles yīn/yáng
I - le mouvement de transformation
II - L’unité sous la dualité apparente
III - Les souffles yīn/yáng et le vide en peinture chinoise
Chapitre Quatre - Habiter notre terre intérieure
I - Entrer en reliance avec la Terre
II - Le champ de cinabre inférieur
III - A la découverte de notre champ de cinabre inférieur
IV - Dynamisation des énergies du champ de cinabre inférieur
Chapitre Cinq - Exploration de notre structuration énergétique
I - Le réseau des méridiens
II -Le vaisseau central
III - Les deux vaisseaux latéraux
IV - Les grands centres énergétiques
Chapitre Six - Du lien corps-esprit
I - Unité dans l'inter-relation
II - Du corps à l'esprit : expérimenter
III - Le corps de rêve
Chapitre Sept - Moi
IMoi : duel, composé, en mouvement
II - Construire le moi
III - De la dualité du moi vers l'unité
IV - Moi et émotion 142
Chapitre Huit - La méditation : s'exercer
Chapitre Neuf - Au-delà de la dualité
Chapitre Dix - Le cœur
I Le cœur et l'Un
II - Le cœur et le Vide
III - Le rayonnement du cœur
Chapitre Onze - L'agir né du Vide
I - Non-agir et reliance corps-esprit
II - Vide et silence
III - Peinture et Vide - La peinture comme métaphore de l'acte créateur
Chapitre douze - Déploiement, reploiement, déploiement
I - Le processus de la mort
II - Déploiement, reploiement, déploiement
III - Résorption du corps en lumière
Le Grand Réveil
Vers la Source du corps-esprit
Remerciements
- Annexe 1
- Annexe 2
Table des illustrations
Glossaire chinois/français des termes employés dans cet ouvrage
Glossaire des termes sanskrits, des écoles philosophiques et des auteurs indiens cités
Glossaire du vocabulaire et des noms propres tibétains
Bibliographie
Filmographie