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Le Maghreb se dévoile

Par Carmenrob

Le mouvement lent et traître des plaques tectoniques échappe à l’œil humain jusqu’au moment de la catastrophe, du tsunami qui déferle et tue. Il en est de même des tragédies qui percutent les peuples. Sans prévenir, ou plutôt, sans qu’on ait pris au sérieux les avertissements des plus éclairés, le fer et le feu s’abattent sur eux et tuent.

Hédi Kaddour nous donne à sentir de telles odeurs de souffre, celles des braises encore fumantes de la Première Grande Guerre et celles annonciatrices des conflits qui couvent, la Deuxième Guerre mondiale et les guerres d’indépendances des colonies, dans son magnifique roman ayant pour titre Les Prépondérants.

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Nous sommes à Nahbès, nom fictif qui évoque un port de Tunisie dont l’auteur est originaire, au début des années 1920. Au Maroc ou en Tunisie, l’un des deux Protectorats français du Maghreb. Dans cette ville de Nahbès, les tensions entre colons et indigènes sont palpables et motivent la formation du groupe des Prépondérants. «C’est très simple, nous sommes beaucoup plus civilisés que tous ces indigènes, nous pesons beaucoup plus, donc, nous avons le devoir de les diriger, pour très longtemps, car ils sont très lents…» explique une femme de colon aux épouses d’une équipe de tournage américaine qui débarque un bon jour à Nahbès. C’est peu dire que l’arrivée de ces étrangers secoue la communauté :

«Dans l’avenue, les passants, les autochtones comme les Européens, regardaient en faisant semblant de ne rien voir, moins troublés par les porteurs de casquettes de golf que par les jeunes femmes qui les accompagnaient, et dont certaines tenaient le volant; on se demandait qui pouvait avoir autorisé ça, la guerre n’avait pas fini de détruire le monde, leurs robes laissaient voir beaucoup plus de chair que le diable n’en eût demandé et voilà qu’elles s’installaient sans homme à la terrasse des cafés, ce que les Françaises ou les Italiennes les plus délurées de la ville n’auraient jamais osé faire.»

Tant les colons que les Maghrébins d’origine sont déstabilisés par le coup de poing qu’assènent les Américains dans les usages strictement codés des uns et des autres. Dans ces civilisations anciennes, française comme musulmane, aucun geste n’est le fait du hasard. Les colons français ont importé en Afrique du Nord les règles qui dictent les salutations, les fréquentations, les statuts et les titres, les mariages et les affaires. Règles encore plus nombreuses et contraignantes du côté des Arabes. C’est donc un sacré coup de cuillère dans une marmite en ébullition que cette collision des cultures!

Parmi les nombreux personnages du récit se constitue un quatuor improbable, mais des plus intéressants. Il s’agit de Ganthier, un colon réactionnaire et nationaliste qui souffle le chaud et le froid pour Raouf, fils d’un notable autochtone, jeune homme formé dans les meilleures écoles françaises et déchiré entre les doctrines politiques qui s’entrechoquent chez les groupes qu’il fréquente. Ganthier et Raouf deviendront amis (et amoureux) de Gabrielle, journaliste française et de Kathryn, la star américaine du film en tournage, tous des personnes par ailleurs fort érudites. Leurs tribulations permettront à l’auteur d’élargir son propos, de croiser les points de vue et les angles d’observation du Maghreb, de nous faire voyager en France et dans l’Allemagne exsangue d’après-guerre, d’évoquer les tensions chinoises et la révolution russe. De nous faire toucher du doigt le feu qui couve sous les jours tranquilles de l’entre-deux-guerres.

Et puis, il y a Rania, la veuve voilée, la femme dont le père, à l’encontre de toutes les règles, a encouragé l’autonomie. Et qui aime en secret. Qui? Ganthier, son voisin qui convoite sans succès une de ses terres? Raouf, son jeune cousin? On ne le saura pas. Rania, amie de Gabrielle et bientôt de Kathryn, garde pour elle (et pour nous) ses réflexions qui tentent de réconcilier des mondes que tout oppose.

Mais, au-delà des relations tortueuses de notre quatuor et des amours secrets de Rania, le livre de Kaddour est d’abord une vaste fresque de ce coin de civilisation, et qui passe par l’évocation de souvenirs d’enfance, de transactions entre marchands, du destin des orphelins de la rue, de combats de chameaux, de lieux de débauche, d’alliances qui se font et se défont. Les Prépondérants, c’est tout le Maghreb qui se dévoile.

Ce livre magnifique a été couronné du Grand prix du roman de l’Académie française.

Hédi Kaddour, Les Prépondérants, Gallimard, 2015, 460 pages


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