Le cœur métaphysique et ontologique
de la doctrine saint-martiniste
« Le mystère de ces choses divines et spirituelles
doit pouvoir percer jusque dans notre être fondamental.»
(Louis-Claude de Saint-Martin, Le ministère de l’homme-esprit).
Si nous parlons d’un « mystère » de « l’Église intérieure », c’est que cette dernière forme l’invisible « communauté de la lumière », selon la singulière expression que Karl von Eckhartshausen (1752-1803) emploie dans La Nuée sur le Sanctuaire (1802), lorsqu’il écrit : « Cette communauté de la lumière fut appelée de tous temps l'Église invisible et intérieure, ou la communauté la plus ancienne.. » [1]
Cette communauté, ou « assemblée », est l’héritière de connaissances qui représentent un « dépôt », le « dépôt primitif de toutes les révélations », constituant une « doctrine » dont la base est en lien avec ce qui provoqua la chute des anges, puis celle de l’homme, ainsi que les conditions qui permettront que puisse s’accomplir la « réintégration universelle », mais dont les éléments ultimes, les lumières les plus élevées et sublimes, portent en réalité, sur la génération de la Divinité, ce qui, légitimement, participe bien du « Grand mystère » (Mysterium magnum) par excellence.
Les cérémonies extérieures,
Ne sont que le « voile » des vérités intérieures.
Ce « Grand mystère », celui sur lequel veillent en son Sanctuaire les membres de l’Église intérieure, ne pouvant être compris de la multitude, a dû être préservé, protégé et voilé, car il concerne des vérités essentielles qu’il importe de ne point profaner et divulguer inconsidérément, d’où la nécessité d’en dissimuler les connaissances au sein de cette « petite Église », non oublieuse de la « sainte doctrine », qui a cessé de célébrer des cérémonies extérieures, laissées à l’institution visible où elles servent de « voiles » aux vérités intérieures : « L'Église intérieure naquit tout de suite après la chute de l'homme, et reçut de Dieu immédiatement la révélation des moyens par lesquels l'espèce humaine tombée sera réintégrée en sa dignité, et délivrée de sa misère. Elle reçut le dépôt primitif de toutes les révélations et mystères; elle reçut la clef de la vraie science, aussi bien divine que naturelle (…) Lorsqu'il devint nécessaire que les vérités intérieures fussent enveloppées dans des cérémonies extérieures et symboliques, à cause de la faiblesse des hommes qui n'étaient pas capables de supporter la vue de la lumière, le culte extérieur naquit; mais il était toujours le type et le symbole de l'intérieur, c'est-à-dire le symbole du vrai hommage rendu à Dieu ‘‘en esprit et en vérité’’ » [2].
I. Un « Rien » dans la plénitude abyssale de l'Absolu
L’Église intérieure, de par la bienheureuse doctrine dont elle est dépositaire depuis l’origine, sait cependant qu’il existe, par delà les « mystères » avec lesquels il nous faut composer tout au long de nos vies - l’un portant sur la formation des choses « physiques » ou naturelles de par l’ascendant de notre complexion animale sur notre esprit et l’autre, relatif à notre être fondamental et son lien avec le « Principe », mystères qui nous fondent et nous déterminent, dont la vocation est de ne pas demeurer en permanence inaccessibles et ignorés, ceci malgré les vigoureuses condamnations de l’institution visible vis-à-vis de ces lumières, ce qui faisait dire à Louis-Claude de Saint-Martin (1643-1803) : « le malheur actuel de l’homme n’est pas d’ignorer qu’il y a une vérité, mais de se méprendre sur la nature de cette vérité » [3], nous élevant jusqu’à la compréhension intime de notre être, la fameuse « science de l’homme » dont parle Joseph de Maistre (1753-1821) [4] -, un « Grand mystère » relatif à la Divinité, procédant de notre centre fondamental, qui n’est autre que le centre même de Dieu.
Le vide originaire, qu’il faut endurer,
est un « Rien »
dans la plénitude abyssale de l'Absolu,
en attente de sa génération dans l’âme.
Ce « Grand Mystère », est le « Mystère de l’Église intérieure », mystère dont on sait qu’il représente le point central, l’idée fondatrice de la pensée de Louis-Claude de Saint-Martin qui, en fidèle disciple de Martinès de Pasqually (+ 1774), ne cessa d’approfondir les multiples aspects de l’enseignement de son premier maître, qu’il compléta avec ensuite, par la souveraine science rencontrée chez Jacob Boehme (1575-1624).
Ce dernier lui fit voir que l'abîme du monde est un vide de carence ontologique, c'est-à-dire un pur néant, tandis que le vide originaire, qu’il faut traverser et endurer, est un « Rien » dans la plénitude abyssale de l'Absolu, en attente de sa génération intérieure dans l’âme, ce en quoi consiste d’ailleurs la réalisation du « Grand mystère ».
Car ce monde, qui est le « Rien », est aussi, en mode négatif, le « Tout », le lieu de l’avènement de la transcendance. Le « Néant », n’est donc pas la négation radicale de la totalité de l'existant, il est la radicale négation de l’existence finie et déterminée au sein de laquelle la transcendance fait sa brèche, réalise sa percée ; mais il n'est pas un néant pur et simple, un néant absolu, il est le néant de tout ce qui n’est pas, la négation de ce qui voile, masque, réduit et limite, il est le néant pensé à partir de l’existant en attente de sa délivrance pour accéder à l’au-delà de l’Être, il est le monde et tout ce qui existe, la négation en acte, l’acceptation et le rejet effectif des existants, le dégagement et le retrait du monde des choses créées. Le « Néant » n'est donc ni un existant ni un objet, il en est même l’exacte négation, mais il est aussi, de façon secrète, au cœur de cet existant qu'est l’homme.
II. Le « Grand Mystère » (Mysterium magnum)
Ce « Grand Mystère » ouvre donc sur une dimension proprement « ontologique », car en fait l’ordre au sein duquel se situent les questions relatives au sacerdoce « en esprit », participe d’une région où « l’Être » et le « Non-être » entretiennent, depuis toujours, un rapport étroit, ce qui a pour conséquence de placer l’âme au cœur d’un enjeu considérable qu’il n’est pas évident de déceler derrière le rideau opaque des apparences de la réalité matérielle.
«Pour Dieu rien n'est près et rien n'est loin,
un monde est dans l'autre et tous ne sont pourtant qu'un monde unique ;
mais l'un est spirituel, l'autre corporel,
de même que le corps et l'âme sont l'un dans l'autre,
de même que le temps et l'éternité ne sont qu'une seule chose...(...)
le Verbe éternellement parlant règne partout... »
(Jacob Boehme, Mysterium magnum, II, 10).
Car, si depuis l’aube des temps, l'homme cherche l'Être là où il n'est pas, c'est qu'en l'Être lui-même réside une déchirure, une absence, un vide, une carence originelle, dans la mesure où il n’est rien de ce qui est, tout en ne pouvant demeurer qu’un « rien », un « pur Néant », sans que ce qui est sur le plan ontique, ne l’engendre. Comme l’exprime magistralement Boehme : «Pour Dieu rien n'est près et rien n'est loin, un monde est dans l'autre et tous ne sont pourtant qu'un monde unique ; mais l'un est spirituel, l'autre corporel, de même que le corps et l'âme sont l'un dans l'autre, de même que le temps et l'éternité ne sont qu'une seule chose...(...) le Verbe éternellement parlant règne partout... » (Mysterium magnum, II, 10) [5].
Dieu reste inconnaissable,
il est impossible de le connaître,
de le penser, de le saisir par des concepts,
on peut seulement le « faire naître »…
Dieu reste inconnu aux yeux du monde, car il ne participe pas de la réalité objective, ce n’est pas un « objet », une chose, une existence individuelle, une entité « personnelle » indépendante de nous, selon ce que l’imaginaire pieux, à tendance anthropomorphique, le donne à croire [6] ; pour savoir ce qui se cache derrière ce que l’on désigne comme étant « Dieu », il est nécessaire de modifier entièrement notre vision des choses, de s’ouvrir, par un changement de « conversion », par une authentique « métanoïa » - mετάνοια, c’est-à-dire ce qui va au-delà, « au-dessus » (mετά), du « regard » (νοέω), ou de la « vue », voire de la pensée -, en s’orientant, en se « retournant » vers ce qui est caché en nous, à l’intérieur, au plus profond de l’être, car Dieu reste inconnaissable, puisqu’il est radicalement impossible de le connaître, de le penser, de le saisir par des concepts, on peut seulement le « faire naître » en nous par un acte qui renverse les idées reçues et la « foi commune », mais si cette naissance n’advient pas, une naissance par laquelle Dieu et l’âme deviennent une seule et même substance en mode suressentiel, alors nous restons étrangers à la Divinité, en demeurant prisonniers et enfermés dans nos visions préfabriquées inexactes.
III. Le divin engendrement de Dieu dans l’âme
Selon la doctrine de la réintégration commune à tous les disciples de Martinès de Pasqually, l’Esprit s’est aliéné dans la matière en raison de la prévarication d’Adam, fasciné par la puissance de création dont il avait été doté. Mais, dans le cadre d’une mise en œuvre de la naissance du « nouvel homme », cette connaissance n’est d’aucune utilité pour modifier l’actuel état dans lequel se trouve la créature assimilée à un « néant » de par son entière soumission au Mal qui est un pur « non-être », selon la déclaration d’Origène (v.185-254) : « Pour ce qui est de la signification du rien et du non-être, ils paraîtront synonymes, le non-être étant appelé ‘‘rien’’ et le rien ‘‘non-être’’ (…) celui qui est bon est identique à celui qui est. Le Mal ou le vice est opposé au Bien, le non-être opposé à l’Être. D’où il résulte que le Mal et le vice sont non-être. » [7]
Il faut donc entrer, pour parvenir à surmonter le « non-être », dans la compréhension de la correspondance existant entre l’élection et à la grâce, et engager l’accomplissement de l’anéantissement volontaire afin que la créature puisse se déprendre des vestiges de la réalité apparente, pour enfin, ultimement, participer et collaborer à la génération, en nous, au centre de notre âme, de la Divinité.
« Dieu opère dans l’âme sans aucun intermédiaire
- image ou ressemblance – mais bien dans le fond,
là où jamais ne pénétra aucune image
que Lui-même, en son Être propre. »
(Maître Eckhart, Sur la naissance de Dieu dans l’âme).
En effet, l’âme, ou plus exactement le « très-fond » de l’âme (abditus mentis), est le saint Tabernacle où, dans une « opération » qui est le mystère secret du silence intérieur par lequel, dans une « union » invisible, Dieu procède à la naissance de son Fils premier né, ainsi que Maître Eckhart (1260-1328) l’exprime : « Dieu opère dans l’âme sans aucun intermédiaire – image ou ressemblance – mais bien dans le fond, là où jamais ne pénétra aucune image que Lui-même, en son Être propre. Cela, aucune créature ne peut le faire. ‘‘Comment Dieu engendre-t-il son Fils dans le fond de l’âme ? est-ce de la même façon que font les créatures, en image et ressemblance ?’’ Croyez bien que non ! Tout au contraire : Il l’engendre exactement de la même manière qu’Il l’engendre dans l’éternité, ni plus ni moins. (….) C’est ainsi que Dieu le Père engendre son Fils : dans l’unité véritable de la nature divine.» [8]
Maître Eckhart fit intervenir une idée vraiment novatrice, à partir de ce qu’il nommera « les deux néants », à savoir celui de Dieu, en tant que néant originel et fondateur qui n’est rien de ce qui est, et le « non-être », celui dont est tiré l’homme, un second « néant » en tant que possibilité infinie à l’intérieur de laquelle le Créateur décide de faire surgir les êtres créés à partir de rien : ex nihilo. Et c’est précisément à partir de l’attention à l’égard de ces deux néants qui embrassent la totalité des essences visibles et invisibles, qu’Eckhart mit en lumière le rôle fondamental de l’âme de l’homme qui, par sa capacité à prendre conscience de l’être en tant qu’être - c’est-à-dire par son pouvoir unique d’appréhender et percevoir l’existence et ses multiples modalités, mais aussi de penser l’Être premier et infini - relie et unit le néant divin et le néant humain.
« Vous connaîtrez la Vérité,
et la Vérité vous rendra libres. »
(Jean VIII, 32).