Conçue pour répondre au moindre des désirs du consommateur, l’économie à la demande transforme les entreprises, le marché du travail et ébranle l’assise des acteurs traditionnels.
Popularisé par les succès fulgurants de jeunes entreprises de la Silicon Valley, Uber et Airbnb en tête, le terme d’économie à la demande est aujourd’hui sur toutes les lèvres. Désignant une activité où des entreprises utilisent les nouvelles technologies pour apporter aux consommateurs des biens ou services de manière quasi-immédiate, l’économie à la demande connaît des taux de croissances fulgurants. Ainsi, sept ans à peine après sa création, Uber est valorisée à plus de 60 milliards de dollars. 42% de la population américaine a déjà eu recours à un service à la demande. Et la tendance n’est pas près de s’inverser.
Outre les services les plus connus, qui permettent de commander un chauffeur, un repas, un médecin ou un avocat, l’économie à la demande semble aujourd’hui capable de combler le moindre des désirs du consommateur, y compris les plus farfelus. Booster propose ainsi un service de pompe à essence mobile pour demander de quoi faire le plein à tout moment ; Techy permet de demander les services d’un spécialiste en informatique pour réparer son ordinateur ; FriendsTonight procure à ses utilisateurs de la compagnie pour n’importe quelle sortie (cinéma, apéritif, boîte de nuit…) ; Pamper permet de commander une manucure ; Soothe un massage ; Trumaker, de se faire tailler un costume par un tailleur ; Washio, de faire laver son linge ; Wag ! de faire promener son chien. Certaines start-ups californiennes livrent même du cannabis à la demande. Sans oublier Scooterino Amen, qui permet aux Romains pris d'un besoin urgent de se confesser de recevoir la visite d'un prêtre sur un scooter.
Dans un célèbre dialogue de Platon, le Gorgias, Socrate est opposé au cyrénaïque Calliclès. Ce dernier défend une conception hédoniste de l’existence : pour lui, la vie bonne consiste à satisfaire tous ses désirs, ne pas réprimer ses passions mais au contraire s’efforcer de les combler le plus vite possible. Socrate lui rétorque que son idéal revient à poser en modèle le pluvier, oiseau qui évacue sa nourriture aussi rapidement qu’il l’ingurgite. Si Socrate remporte haut la main la joute verbale, il semble que le temps ai donné raison à Calliclès : l’économie semble plus que jamais tournée vers la satisfaction immédiate des moindres désirs du consommateur.
Socrate
Une nouvelle phase du capitalisme
L'avènement de l'économie à la demande marque non seulement une évolution anthropologique, mais aussi l’entrée dans une nouvelle phase du capitalisme. Au début du XXe siècle, l’introduction des lignes d’assemblage et du travail à la chaîne a permis à Henry Ford de produire sa Ford T massivement et à un coût raisonnable, marquant le début de la démocratisation de l’automobile. Aujourd’hui, l’économie à la demande permet au grand public d’accéder à des services qui étaient autrefois l’apanage des plus favorisés.
Cette révolution est permise par la conjonction de plusieurs phénomènes. L’essor des nouvelles technologies, d’abord. De micro-ordinateurs puissants disponibles à des coûts raisonnables permettent aux entrepreneurs de réaliser un grand nombre d’actions, seuls et depuis leur domicile. La généralisation du téléphone intelligent permet à une main d’oeuvre indépendante d’être à la fois mobile et réactive. Avec l’internet, des tâches complexes, comme la programmation ou la rédaction de documents juridiques, peuvent être sous-traitées à des professionnels travaillant à distance.
En bref, les nouvelles technologies permettent des rapports plus liquides : aux grosses entreprises fortement hiérarchisées, dotées de locaux physiques et d’une main d’oeuvre stable, succèdent des entités plus fluides, composées d’une petite équipe de décideurs n’ayant parfois même pas de bureau et d’une masse constamment variable de contractants, les premiers pilotant l’activité tandis que les seconds travaillent de manière souple en fonction des requêtes des clients.
L’essor de l’économie à la demande est aussi facilité par la crise économique, en raison de laquelle une main d’oeuvre jeune, flexible et bien équipée en matière de technologies s’avère disponible sur le marché. 34% des travailleurs américains sont aujourd’hui des indépendants. Enfin, l’économie à la demande résulte d’un changement dans les rapports de force au sein de la société. Comme l’affirme The Economist, alors que Karl Marx mettait jadis en lumière l’opposition entre propriétaires des moyens de production et individus travaillant pour eux, la dichotomie se trouve aujourd’hui davantage entre ceux qui ont beaucoup de moyens et peu de temps, et ceux qui ont à l’inverse peu de moyens mais beaucoup de temps. L’économie à la demande permet la mise en place de transactions entre ces deux types d’agents économiques. Les seconds fournissent aux premiers des services qu’ils n’ont pas le temps d’effectuer, et reçoivent une rémunération en retour.
Les gagnant et perdants de l’économie à la demande
Nouveau paradigme capitaliste, l’économie à la demande implique de profonds changements au sein de la société, du monde professionnel et jusque dans l’existence des individus. Comme tout changement radical, elle apporte du bon et du moins bon, et suscite donc de vifs débats, comme l’illustrent la multiplication des procès et manifestations contre Uber et la tentative (avortée) de mise en place d’une loi limitant l’expansion d’Airbnb à San Francisco. Les contempteurs de l’économie à la demande voient en un elle une régression sociale, un retour au capitalisme sauvage du XIXe siècle, aux longues files d’ouvriers attendant tous les matins dans l’espoir de se voir offrir un travail pour la journée.
Les thuriféraires de cette nouvelle donne insistent quant à eux sur la flexibilité accordée aux travailleurs, libres de travailler où ils veulent, quand ils veulent. La liberté accordée aux consommateurs, qui disposent d’un large panel de services accessibles sur commande et à un coût abordable, est également mise en avant. Les défenseurs de l’économie à la demande affirment enfin qu’elle permet une meilleure allocation des ressources au sein de la société. Airbnb permet d’allouer temporairement à des touristes de nombreuses chambres qui autrement demeureraient vides, Uber permet à plusieurs passagers de partager un même véhicule…
Si les consommateurs tirent en effet clairement leur épingle du jeu, la réalité est plus nuancée pour les travailleurs. Ceux qui valorisent la flexibilité sur la sécurité tirent leur épingle du jeu. C’est le cas des étudiants souhaitant gagner un peu d’argent, des individus allergiques aux horaires de bureau, des jeunes parents souhaitant élever leur enfant tout en travaillant à temps partiels, ou encore des personnes âgées approchant de la retraite et souhaitant travailler moins. En revanche, ceux qui privilégient la sécurité sur la flexibilité, comme les ménages avec enfants ayant un crédit immobilier à rembourser et des études à financer, risquent d’en sortir perdants. Aux états, dés lors, d’adapter leur système de protection sociale pour mieux correspondre aux nouveaux besoins liés à l’essor de l’économie à la demande. Le modèle américain, où la couverture santé est fournie par l’employeur, n’est pas du tout adapté à cette situation et devrait être réformé pour permettre à chaque travailleur de bénéficier d’une protection.
Les acteurs traditionnels contraints de s’adapter
L’économie à la demande implique également de rebattre les cartes sur la plupart des marchés. D’abord parce que, naturellement, les entreprises proposant des services à la demande se lancent sur des marchés déjà en place, où elles imposent une rude concurrence aux acteurs traditionnels, le cas le plus parlant étant bien sûr celui d’Uber vis-à-vis des taxis. Mais aussi parce que les poids lourds de l’économie à la demande, qui bénéficient d’une importante renommée, de capitaux et d’une technologie de pointe, peuvent phagocyter d’autres secteurs que leur coeur de métier initial.
Ainsi, pour rester sur l’exemple d’Uber, l’entreprise s’est rapidement rendu compte que, si les chauffeurs étaient très occupés le matin et le soir, la journée était en revanche beaucoup plus calme. Pour occuper ses heures creuses, l’entreprise a mis en place des services complémentaires. D’abord un service de livraison de nourriture, UberEat, puis de livraison tout court, UberRush. D’une compagnie de taxi à la pointe des technologies, Uber s’est ainsi progressivement muée en une plate-forme de services agnostique, capable de mobiliser sa main d’oeuvre motorisée pour différents types de besoin.
Outre les taxis, c’est ainsi les start-ups qui livrent de la nourriture (Caviar, Munchery) qui se trouvent concurrencées, mais aussi les acteurs traditionnels du secteur de la livraison, comme FedEx et UPS. La notoriété rapidement acquise par Uber et la solidité de son infrastructure logiciel lui permettent ainsi de concurrencer des acteurs institutionnels sur un terrain qui n’était au départ pas le sien. Ceux-ci sont dés lors contraints de répondre à la demande et de « s’uberiser » à leur tour, ou tout moins d’adapter leur service pour répondre aux nouvelles règles de l’économie à la demande. UPS vient ainsi d’investir 28 millions de dollars dans la start-up Deliv, qui effectue des livraisons dans la journée. L’enseigne de restauration rapide Taco Bell a mis en place son propre système de livraison de nourriture. Les taxis utilisent à leur tour des applications smartphone sur le modèle d’Uber… Ainsi, petit à petit, l’économie à la demande, telle un missionnaire jésuite, évangélise ses adversaire plutôt qu’elle ne les détruit.