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Bouffonnerie du hasard

Par Jmlire

Bouffonnerie du hasard

" - Venez, on danse.

- D'accord, mais vous ne me chantez pas dans l'oreille.
- Allez, debout

On s'en fout, me disais-je, on sera bientôt morts tous les deux, de toute façon. Alors je me suis levé, et là, sur la terrasse, Coleman Silk et moi nous nous sommes mis à danser le fox-trot. Il conduisait et je le suivais de mon mieux. Je me rappelais le jour où il avait fait irruption dans mon studio après avoir réglé les obsèques d'Iris, fou de douleur, fou de rage, et où il m'avait dit qu'il fallait que je lui écrive ce livre sur toutes les incroyables absurdités de son histoire, dont le sommet avait été le meurtre de sa femme. On aurait cru que cet homme là ne retrouverait jamais le goût de la niaiserie de la vie, et que tout ce qu'il pouvait y avoir de ludique, de léger en lui, était perdu corps et biens, avec sa carrière, sa réputation, et sa redoutable épouse. S'il ne me vînt même pas à l'idée de lui rire au nez, et de le laisser danser sur sa terrasse puisque bon lui semblait, pour m'amuser du spectacle, si je lui tendis la main, et le laissai me passer un bras autour de la taille pour me pousser rêveusement sur le parterre d'ardoise, peut-être était-ce parce que je m'étais trouvé là ce fameux jour où le corps d'Iris était encore tiède, et où j'avais vu le visage de Coleman...

Nous avons continué à danser. Il n'y avait rien d'ouvertement charnel dans ce contact, mais du fait que Coleman portait un short en jean pour tout vêtement, et que ma main reposait aussi naturellement sur son dos tiède que sur celui d'un chien ou d'un cheval, c'était plus qu'une parodie. Il me guidait sur ce sol de pierre avec une sincérité à-demi sérieuse, sans parler du bonheur spontané d'être en vie, en vie par la bouffonnerie du hasard, en vie sans raison - le bonheur qu'on éprouve, enfant, lorsqu'on vient d'apprendre à faire de la musique avec un peigne et du papier hygiénique.

C'est seulement quand nous nous sommes rassis que Coleman m'a parlé de sa maîtresse. " J'ai une liaison, Nathan, j'ai une liaison avec une femme de trente-quatre ans. Je ne peux pas vous dire le bien que ça me fait.

- La danse est finie, vous n'êtes pas obligé.

- Je croyais être incapable d'éprouver quoi que ce soit. Mais quand ça vous revient, si tard dans la vie, du jour au lendemain, de façon totalement imprévue, et même indésirée, quand ça vous revient et qu'il n'y a rien qui dilue la chose, qu'on n'est pas en train de se battre sur vingt-deux fronts, qu'on n'est plus au fond du délire quotidien... quand on ne vit plus que ça...

- Et qu'elle a trente-quatre ans.

- Et inflammable, avec ça. C'est une femme de feu. Elle m'a fait retrouver le vice du sexe.

- " La Belle Dame sans Merci te tient sous son empire"

- Il faut croire. Je lui demande : " C'est comment, pour toi, avec un type de soixante et onze ans ?" et elle me répond : " C'est parfait, avec un type de soixante et onze ans. Il a des comportements bien établis, il va plus changer. On sait ce qu'il est, on est à l'abri des surprises.

- Qu'est-ce qui la rendue si sage ?

- Les surprises, justement. Trente-quatre ans de surprises sauvages l'ont amené à la sagesse. Mais c'est une sagesse très étroite, antisociale. Une sagesse sauvage, elle aussi. Celle de quelqu'un qui n'attend plus rien. C'est là sa sagesse, et sa dignité, mais c'est une sagesse négative, ce n'est pas celle qui vous fait avancer, jour après jour. Voilà une femme que la vie essaye de broyer à peu près depuis qu'elle est née. Tout ce qu'elle a appris vient de là...

Philip Roth : extrait de " La tache" Éditions Gallimard, 2002 ( Prix Médicis Étranger 2002, Meilleur livre de l'année 2002 élu par la rédaction de Lire )

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