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Quand l’obscurité sera totale

Par Carmenrob

Entre la fin de ma lecture de 2084 La fin du monde et l'écriture de ce billet, il y a eu Bruxelles. L'horreur, une fois de plus. Comme un terrible écho aux propos de Boualem Sansal.

Comme son titre le laisse deviner, 2084 est un roman d'anticipation qui traite sur un ton doux-amer, conjuguant humour et sentiment d'urgence, d'une sorte d'agonie de ce monde qui tente encore de "préserver le pluralisme et de le vivre même dans la douleur...". Car dans ce temps futur, bien après 2084, il n'est plus qu'une civilisation : le monde d'Abi.

Nous sommes en Abistan, contrée créée de toutes pièces à la suite de guerres aussi "saintes" qu'atomiques, lesquelles auraient rayé de la carte toutes les autres nations et cultures. Les vainqueurs ont tout réinventé : le pays, la langue, les habitudes, les structures et les institutions, le tout entièrement au service d'une seule religion, le Gkabul, la religion de la Soumission. Une combinaison sophistiquée de surveillance et de répression, de délation et de cruelles sanctions en assure le respect aveugle. Le peuple vit dans la pauvreté, la crasse, la maladie et dans la frayeur d'être surpris, en pensée ou en action, en train de manquer aux strictes obligations de la religion. C'est par dizaines que sont éliminés, au stade, les insubordonnés de toute nature. " Il [le Système] a aussi compris que la vraie religion ne peut rien être d'autre que la bigoterie bien réglée, érigée en monopole et maintenue par la terreur omniprésente." Chacun est confiné au quartier de sa ville dans un pays vide où ne circulent que les milliers de pèlerins errant d'un lieu saint à l'autre et des armées dont on se demande bien à quoi elles servent puisqu'il ne peut y avoir d'ennemi à combattre. " Un principe d'incertitude gouvernait les croyants, on ne savait parfois s'ils étaient vivants ou s'ils étaient morts ni si, à cet instant, eux-mêmes faisaient la différence."

Quand l’obscurité sera totale

Or, il arrive que des électrons libres refusent de tourner sur l'axe qui leur est assigné. Ainsi en est-il d'Ati. Envoyé en sanatorium en raison de la tuberculose qui l'afflige, il aura le temps de penser, danger fondamental de toute entreprise totalitaire, et de se découvrir un sentiment de révolte contre cette religion qui l'oppresse, un désir de liberté. " [...] il avait acquis la conscience de son état, la liberté était là, dans la perception que nous ne sommes pas libres mais que nous possédons le pouvoir de nous battre jusqu'à la mort pour l'être." Dès lors, la vision monolithique des choses, qui lui avait été inculquée depuis sa naissance, va se fissurer. Au risque de sa vie, Ati se mettra en quête de la vérité, mettant au jour des ghettos insoumis, des clans ennemis au sein des puissants qui dirigent le pays, des indices de la survivance d'autres civilisations qu'on a voulu leur faire croire disparues. Il découvrira aussi que cette religion supposément nouvelle n'est que le prolongement d'un culte d'autrefois et que le livre saint préexiste à celui prétendument écrit par Abi, sous l'inspiration de Yölah, le maître absolu. Son regard naïf et candide alternera avec des éclairs de lucidité pour porter le message de l'auteur.

2084 est une réflexion sur les dérives fondamentalistes du monde musulman, sur l'usage de la religion pour dominer : " Ce que son esprit rejetait n'était pas tant la religion que l'écrasement de l'homme par la religion." Sur la répression de l'individualité "afin que l'humain qui était en lui disparaisse et que le croyant né de sa ruine se fonde corps et âme dans la nouvelle communauté." Sur le totalitarisme qui en résulte : "La dictature n'a nul besoin d'apprendre, elle sait naturellement tout ce qu'elle doit savoir et n'a guère besoin de motif pour sévir, elle frappe au hasard, c'est là qu'est sa force, qui maximise la terreur qu'elle inspire et le respect qu'elle recueille."

L'humour narquois de Sansal fait un heureux contrepoids à la noirceur de l'avenir qu'il nous dépeint. Cet humour passe bien sûr par le regard ingénu d'Ati qui tient pour normal des faits et des comportements clairement insoutenables. Ici et là, l'ironie de l'auteur nous fait sourire : "La prière de l'aube était importante, on s'y pressait, elle marquait la fin de la nuit et le début du jour, tout un symbole." Ailleurs, parlant de l'enseignement de la religion : "[...] le Gkabul n'était pas pour éveiller le malheureux, il était un lest pour le couler au fond, et l'école n'y était pour rien, la pauvre dame enseignait ce qu'on lui donnait à enseigner et elle le faisait plutôt bien, rares étaient les survivants."

Terminons avec ce cri du cœur qui ne saurait avoir davantage d'écho que maintenant :

"Que faire lorsque, regardant le passé, on voit le danger foncer sur ceux qui nous ont précédés dans l'Histoire ? Comment déjà dire à ses propres contemporains que, lancés comme ils sont lancés, les malheurs d'hier les atteindront bientôt ? Comment les convaincre quand leur religion leur interdit de croire à leur mort, quand ils sont convaincus que leur place au paradis est retenue et les attend comme une suite dans un palace ?"

2084 La fin du monde constitue une courageuse charge contre l'obscurantisme par l'auteur algérien, Boualem Sansal et mérite sans le moindre doute le Grand prix du roman de l'Académie française obtenue ex æquo avec Hédi Kaddour, Les Prépondérants, dont j'ai rendu compte précédemment. De très beaux romans écrits, coïncidence, par deux Maghrébins qui nous aident à mieux comprendre les mondes qui s'entrechoquent avec tant de violence par les temps qui courent.

Boualem Sansal, 2084 La fin du monde, Gallimard, 2015, 274 pages


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