Le samedi 28 décembre 1895 eut lieu la première séance publique payante du cinématographe Lumière, au salon Indien du Grand Café, situé boulevard des Capucines à Paris. Une trentaine de spectateurs se laissèrent tenter par cette nouvelle attraction. Mais l’histoire de l’image animée est bien plus ancienne. Les racines de l’arbre généalogique de la lumière, pour détourner le beau titre d’un livre de Patrick Désile, plongent dans un passé très lointain. Un recueil d’articles d’Henri Langlois, publié il y a une trentaine d’années, s’intitulait ainsi Trois cents ans de cinéma. Abordant la question du cinéma des premiers temps, la revue de l’Institut de recherche sur le cinéma et l’audiovisuel (IRCAV), Théorème, évoquait pour sa part, en 1996, Le quatrième centenaire du cinéma. Quelques historiens n’hésitent pas à remonter plus loin : pour ces derniers, la préhistoire du septième art doit être comprise au sens historique du terme…
Wilfred E. L. Day, dans un texte resté à l’état de manuscrit, voyait dans les peintures magdaléniennes de la grotte d’Altamira l’une des premières tentatives de reproduction du mouvement, et, par voie de conséquence, l’origine du cinéma.Cette hypothèse, jugée fantaisiste par Laurent Mannoni (directeur scientifique du patrimoine de la Cinémathèque française), n’en a pas moins ses défenseurs aujourd’hui encore, tel Marc Azéma. Pour ce docteur en préhistoire, membre du comité scientifique de la grotte Chauvet, les hommes du paléolithique, pressentant la persistance rétinienne, « ont jeté les bases de la narration graphique et de l’animation séquentielle, de la bande dessinée et du dessin animé». Selon lui, l’artiste des cavernes raisonnait comme un cinéaste en devenir, une thèse relayée par Werner Herzog dans son documentaire dans son documentaire Cave of forgotten dreams (2010). Cependant, même si la tentation est grande de voir une analogie entre l’obscurité de la salle de cinéma et celle de la caverne, ces tentatives, si elles représentent une indéniable volonté de reproduire le mouvement, n’utilisent pas la lumière, qui est l’essence du cinéma. Manque aussi l’instrument optique de projection…Les prémices du cinéma appartiennent à un passé moins antédiluvien, que l’on peut raisonnablement situer – bien qu’il n’y ait pas de consensus en la matière – à l’apparition de la lanterne magique, dont la paternité est attribuée à Christiaan Huygens, qui en faisait usage dans son laboratoire de La Haye en 1659. Le savant néerlandais utilisait cet appareil pour projeter des images fixes ou animées. Il ne tarda toutefois pas à se détourner de son invention, qu’il jugeait frivole et indigne de sa réputation, pour se consacrer à des recherches plus sérieuses. Pourtant, quoiqu’il la rangeât inter artes deperditas, il fabriqua quelques exemplaires de sa lanterne, à la demande d’amateurs rencontrés à Paris ou à Londres, comme l’opticien John Reeves, qui lui assurèrent une diffusion rapide, bien au-delà des frontières européennes, jusqu’en Chine notamment, où le père Jésuite Claudio Filippo Grimaldi en fit des démonstrations à l’empereur Kāngxī, au début des années 1670.
Le XVIIIe siècle confirma ce succès, d’abord auprès des « grands », à l’occasion de divertissements raffinés, puis du peuple, qui découvrit les spectacles de lanterne magique grâce aux colporteurs. Mais la popularité de ces représentations, où les bonimenteurs n’hésitaient pas à contester l’ordre, à dénoncer des scandales, ne fut bientôt plus du goût de la noblesse et du clergé. Leur crainte n’était pas infondée, car, à peine la Révolution eut-elle éclatée, que l’appareil devint une métaphore de l’éveil des consciences…Mais la lanterne a une double nature, complémentaire et opposée, attachée aux deux éléments nécessaires aux illusions qu’elle produit : la lumière et l’ombre. C’est au moment de la Terreur que sa face obscure se révéla avec force, au travers des fantasmagories qu’un certain Paul Philidor présenta aux Parisiens, en décembre 1792. La Feuille Villageoise, journal créé en 1790, fit le compte rendu d’une séance au cours de laquelle se succédèrent une vingtaine de fantômes dans « une salle tendue de noir et couverte des images de la mort». Cependant, le véritable maître, en la matière, fut Robertson, qui livra dans ses Mémoires les secrets de son art, fournissant en particulier un plan précis du Fantascope… imprudences qui le dépossédèrent de son monopole !Si les fantasmagories jetèrent leurs derniers feux inquiétants dans le premier quart du XIXe siècle, l’engouement pour les lanternes magiques ne se démentit pas, celles-ci ne cessant de se perfectionner. Dans le même temps, toutefois, se développèrent d’autres techniques de reproduction du mouvement. Les premières utilisaient des dessins sur papier, tels le Thaumatrope (vers 1825), jouet optique reposant sur l’effet bêta, composé d’un disque pivotant sur lui-même, à deux dessins recto-verso.Au début des années 1830, Joseph Plateau mis au point le Phénakistiscope, dont Baudelaire expliqua de manière très détaillée le fonctionnement dans la Morale du joujou : « Il est une espèce de joujou qui tend à se multiplier depuis quelque temps et dont je n’ai à dire ni bien ni mal. Je veux parler du joujou scientifique. Le principal défaut de ces joujoux est d’être chers. Ils peuvent amuser longtemps, et développer dans le cerveau de l’enfant le goût des effets merveilleux et surprenants. Le phénakisticope, plus ancien, est moins connu. Supposez un mouvement quelconque, par exemple un exercice de danseur ou de jongleur, divisé et décomposé en un certain nombre de mouvements ; supposez que chacun de ces mouvements, – au nombre de vingt, si vous voulez, – soit représenté par une figure entière du jongleur ou du danseur, et qu’ils soient tous dessinés autour d’un cercle de carton. Ajustez ce cercle, ainsi qu’un autre cercle troué, à distances égales, de vingt petites fenêtres, à un pivot au bout d’un manche que vous tenez comme on tient un écran devant le feu. Les vingt petites figures, représentant le mouvement décomposé d’une seule figure, se reflètent dans une glace située en face de vous. Appliquez votre œil à la hauteur des petites fenêtres, et faites tourner rapidement les cercles. La rapidité de la rotationtransforme les vingt ouvertures en une seule circulaire, à travers laquelle vous voyez se réfléchir dans la glace vingt figures dansantes, exactement semblables et exécutant les mêmes mouvements avec une précision fantastique. Chaque petite figure a bénéficié des dix-neuf autres. Sur le cercle, elle tourne, et sa rapidité la rend invisible ; dans la glace, vue à travers la fenêtre tournante, elle est immobile, exécutant en place tous les mouvements distribués entre les vingt figures. Le nombre des tableaux qu’on peut créer ainsi est infini ».D’autres inventions suivirent, comme le Zootrop, un tambour percé d’un nombre variable de fentes sur sa moitié supérieure et abritant à l’intérieur une bande de dessins décomposant un mouvement cyclique. Mais ces systèmes n’utilisaient pas d’appareils de projection, contrairement au Kinestiscope (1853) de Franz von Uchatius. En plaçant à l’intérieur d’une lanterne magique deux disques de type Phénakistiscope, ilput animer sur un écran des dessins par un effet d’optique, et non plus par des artifices mécaniques. Les techniques continuèrent à progresser, en particulier avec les différentes versions du Praxinoscope – perfectionnement du Zootrop – d’Emile Reynaud.
L’étape décisive vers le cinéma, tel que nous le connaissons, fut franchie avec le remplacement de dessins par des photographies, évolution découlant des expériences chronophotographiques de Muybridge (Zoopraxiscope) et du Beaunois Marey. Néanmoins, ce dernier considérait avec dédain l’utilisation non scientifique, à seule fin de projections, de ces découvertes : « Toutes ces tentatives seraient puériles si elles se bornaient à reproduire ce que l’œil voit». Ces réticences n’étaient pas nouvelles. Huygens avait eu les mêmes réserves à propos de sa lanterne magique. Et comme pour elle, le détournement de ces procédés vers le spectaculaire était inéluctable…Louis Le Prince breveta en 1887 ce que certains regardent comme la première caméra de cinéma, la LPCCP Type-1 Mk2, à objectif unique, avec laquelle il « tourna » Une scène au jardin de Roundhay (1888), une bande qui ne put être visionnée qu’au début des années 1930, par reproduction au banc-titre, sur une pellicule de 35 mm, de la vingtaine de vignettes originelles prises par Le Prince. Mystérieusement disparu en 1890, celui-ci ne put poursuivre ses recherches.Le celluloïd à usage photographique fut commercialisé en 1888 par John Carbutt. L’année suivante, Eastman déposa le brevet de cette matière, dont la fabrication industrielle débuta en août 1889. Laurie Dickson, collaborateur d’Edison, pour le compte duquel il fabriqua le Kinétographe (appareil de prise de vue) et le Kinétoscope (appareil de visionnement individuel par œilleton) pu exploiter cette innovation. Fruit de ces travaux, Dickson greeting, film d’une dizaine de secondes, fut présenté en mai 1891, devant une assemblée de cent cinquante militantes de la Federation of Women’s Clubs…
"Du Kinétoscope au Cinématographe, il n’y avait plus qu’un pas… Un peu plus quatre années !"
Auguste & Louis Lumière: La Voltige (1895)
CHRISTOPHE L.
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