Extraits de " Lettres noires : des ténèbres à la lumière ", la leçon inaugurale d'Alain Mabanckou au Collège de France.
Vous n'aurez pas de réponse dans mes deux passeports congolais et français. Suis-je un " Congaulois ", comme dirait le grand poète congolais Tchicaya U Tam'si ? Suis-je un " binational ", pour coller à l'air du temps ?
En réalité, en 1530, année de la création du Collège de France - j'allais dire du Collège royal -, je n'existais pas en tant qu'être humain : j'étais encore un captif et, en Sénégambie par exemple, un cheval valait de six à huit esclaves noirs ! C'est ce qui explique mon appréhension de pratiquer l'équitation, et surtout d'approcher un équidé, persuadé que la bête qui me porterait sur son dos me rappellerait cette condition de sous-homme frappé d'incapacité depuis la " malédiction de Cham ", raccourci que j'ai toujours combattu. Mais ce mythe de Cham, revisité selon les époques et les circonstances, a nourri en grande partie un certain racisme à mon égard et a servi de feuille de route à l'esclavage des Noirs dans ses dimensions transatlantique et arabo-africaine. En même temps, de près ou de loin, il m'a sans doute inoculé la passion des mots, le désir de conter, de raconter et de prendre la parole.
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Si ma couleur de peau, que je ne troquerais pour rien au monde, est absente des textes religieux rapportant cet épisode, on la retrouve curieusement chez Origène, le père fondateur de l'exégèse biblique, qui introduisit au III e siècle l'idée de la noirceur du péché. Etre noir sera par conséquent un destin pour des millions d'individus, parce que cette couleur, jetée en pâture, cousue de fil blanc, était devenue une posture face à l'Histoire. Le combat des femmes et des hommes épris de liberté, d'égalité et de fraternité - j'inclus les écrivains et les professeurs qui m'ont précédé - a contribué à nuancer les choses.
Pourtant, je suis le même homme : j'ai gardé mon nez épaté, et vous avez depuis longtemps dépassé les clichés des XVI e et XVII e siècles où, ainsi que le note François de Negroni, certains abbés professaient que " les Noirs n'étaient en rien fautifs, ne devaient leur couleur qu'au soleil de leurs latitudes, qu'ils auraient une meilleure odeur s'ils vivaient dans le froid, et que si les mères africaines cessaient de porter les enfants écrasés sur leur dos, les nègres auraient le nez moins épaté ".
Tout cela est, certes, de l'histoire, tout cela est certes du passé, me diraient certains. Or ce passé ne passe toujours pas, il habite notre inconscient, il gouverne parfois bien malgré nous nos jugements et vit encore en nous tous car il écrit nos destins dans le présent.
En m'accueillant ici, vous poursuivez votre détermination à combattre l'obscurantisme et à convoquer la diversité de la connaissance. Je n'aurais pas accepté cette charge si elle était fondée sur mes origines africaines, et j'ai su que mon élection était singulière par le fait que vous élisiez pour la première fois un écrivain à cette chaire de Création artistique, et je vous remercie sincèrement de me compter parmi les illustres membres de votre institution.
En un mot, je suis fier et heureux d'être ici, parmi vous, avec vous...
Oui, la littérature d'Afrique noire et la littérature coloniale française sont à la fois inséparables et antagoniques au point que, pour appréhender la création littéraire africaine contemporaine et le roman actuel issu des présences diasporiques, nous devons relire à la loupe les écrits coloniaux, donc nous garder de les considérer comme poussiéreux ou destinés à être dispersés dans le fleuve de l'Oubli. C'est un constat indéniable : la littérature coloniale française a accouché d'une littérature dite " nègre ", celle-là qui allait revendiquer plus tard une parole interdite ou confisquée par l'Occident, permise parfois sous tutelle ou sous le couvert d'une certaine aliénation culturelle, jusqu'à la franche rupture née de la négritude, ce courant qui, dans l'entre-deux-guerres, exaltait la fierté d'être noir et l'héritage des civilisations africaines, et qui sera l'objet de ma prochaine leçon. Cette continuité est celle du temps, comme l'armée sénégalaise est le fruit des tirailleurs sénégalais, comme les frontières du Congo sont le résultat de la Conférence de Berlin qui partagea l'Afrique, et comme la langue française en Afrique est le fruit évident des conquêtes coloniales.
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Si, pour nous, depuis l'Europe, l'Afrique est aujourd'hui proche, elle a été pendant longtemps le territoire des légendes entretenant l'intérêt des investigateurs obnubilés par la quête de lieux mythiques, comme la ville de Tombouctou, les sources du Nil, l'empire du Monomotapa ou l'empire du Songhaï. La recherche de ces terræ incognitæ mobilisa les plus grands explorateurs. Quand ils ne trouvaient pas ce qu'ils cherchaient, souligne Jean de la Guérivière, " les explorateurs se chargeaient de créer un mythe nouveau par l'embellissement de découvertes parfois fortuites ". Tous aspiraient à imiter Hassan Al-Wazzan, dit Jean-Léon de Médicis ou " Léon l'Africain ", lui qui, sur demande du pape Léon X, écrivit sa fameuse Cosmographia de Affrica, publiée à Venise sous le titre de Description de l'Afrique, ouvrage de référence, ouvrage pionnier sur l'Afrique du XVI e siècle...
Aveuglement et lumière du présent
Au siècle suivant parut une autre Description de l'Afrique, un ouvrage publié par le Hollandais Olfert Dapper. Ce dernier décortiquait avec une précision d'entomologiste le continent en établissant des cartes qui firent le bonheur des géographes de l'époque. Il n'avait jamais mis les pieds en Afrique mais, me rétorquerez-vous, Raymond Roussel n'avait pas non plus foulé les terres africaines pour écrire son roman Impressions d'Afrique que les surréalistes avaient pourtant salué et qui avait même inspiré le peintre Marcel Duchamp.
Pour commettre sa Description de l'Afrique, Olfert Dapper avait recueilli la plupart de ses informations auprès de voyageurs, nombreux à Amsterdam à cette période. Description de l'Afrique pèche par sa vision ethnocentriste, et certaines de ses conclusions nous feraient sourire aujourd'hui, comme lorsqu'il est rapporté que les habitants de l'ancien royaume de Kongo sont des " gens fourbes, traîtres, [...] inquiets, querelleux et en même temps lâches et poltrons ". Cependant, à la différence de ses contemporains, Dapper pouvait au moins revendiquer l'avantage d'avoir privilégié un angle interdisciplinaire, où l'histoire et la géographie côtoyaient la politique, l'économie, les us et coutumes. Notre époque n'est pas du tout rancunière puisqu'en 1986 un musée portant le nom de l'érudit hollandais et dédié aux arts d'Afrique noire a ouvert ses portes à Paris. Curieuse ironie, donc, puisque l'aveuglement d'un temps est devenu la lumière de notre présent...
Empruntant une autre démarche, le récit de l'explorateur écossais Mungo Park, Voyage dans l'intérieur de l'Afrique (1799/1800), s'attachait à combattre la vision qu'avaient les Européens de l'Afrique. Comme ses collègues, Mungo Park était aussi séduit par les légendes qui entouraient le fleuve Niger - il fut même l'un des premiers Occidentaux à l'avoir exploré. En 1795, il arriva d'abord en Gambie, puis au Niger, à Ségou. Dix ans plus tard, lors d'un second voyage, il disparut sur le Niger dans des circonstances aussi énigmatiques que les légendes qui entouraient ce fleuve. Il aura œuvré toutefois à peindre une Afrique qui n'était pas celle de la damnation, soutenant au passage que le commerce, l'agriculture, les échanges entre les royaumes qui préexistaient dans le continent avaient été perturbés par la stratégie qui consistait à pousser les populations locales vers les lieux de mise en valeur des entreprises coloniales, rompant de ce fait cet équilibre qui l'avait émerveillé au cours de ses voyages. L'Ecossais enrayait parallèlement le mythe du " bon sauvage " et mettait en exergue les bons et les mauvais côtés du Noir qui, à ses yeux, n'était pas si différent du Blanc. Ce furent peut-être les derniers moments de questionnement avant que le discours racialiste, avec sa cohorte de savants, n'emporte le XIX siècle...
Taches blanches, taches noires
René Caillié, considéré en France comme l'homologue de Mungo Park, publia son Voyage à Tombouctou en 1830, huit ans avant sa mort. L'explorateur français avait, lui, effectué plusieurs voyages en Afrique, au Sénégal et en Egypte, apprenant scrupuleusement les langues locales. Il se rendit dans le Fouta-Djalon, jusque sur le haut Niger avant de progresser vers Djenné et Tombouctou. Le nom de Tombouctou dans le titre de son livre laisserait penser, à tort, qu'il avait consacré une étude approfondie de la légendaire et mystérieuse cité. Mais il avait fait l'essentiel, et il pouvait valablement toucher la prime alléchante qui avait été promise en ce temps par la Société de géographie de Paris au premier Européen qui se rendrait dans ces lieux, et les spécialistes de la littérature coloniale associent souvent le coup d'envoi de la littérature française d'exploration africaine à son ouvrage.
Les romans qui s'appuyaient d'ailleurs sur ces récits - comme Cinq semaines en ballon (1863) de Jules Verne - avaient pour ambition de faire connaître l'Afrique. Mais une certaine Afrique, précisons-le, une Afrique où les préjugés, nombreux, croisaient le désir d'exotisme et la passion de l'aventure. Il y avait, de ce fait, un appétit de connaissance, de savoir, une nécessité de combler le vide laissé par les explorateurs avec un foisonnement de descriptions et de références. C'est ce qui fait dire à Jean-Marie Seillan que la fiction d'exploration africaine n'aura de raison d'être " qu'aussi longtemps qu'il existe [ra] des taches blanches sur les cartes d'Afrique " .
En inscrivant le savoir comme élément substantiel, les fictions d'exploration ne pouvaient que magnifier l'Afrique à leur manière - avec la maladresse prévisible d'en faire un continent unique, un continent de l'étrange et de la fascination. Le romancier d'exploration n'hésitait donc pas à prendre des libertés qui ne permettaient pas toujours au lecteur de séparer le bon grain de l'ivraie en un temps où le voyage vers l'Afrique était rare, exceptionnel et périlleux.
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Dans les œuvres exotiques aussi, comme dans les romans d'aventures, l'Africain jouait toujours un rôle caricatural et, pour l'heure, il n'y avait aucune concurrence de discours puisqu'il n'avait pas encore donné sa propre vision du monde - dans le même esprit d'ailleurs que la propagande coloniale, où ce qui était illustré ne parlait jamais, ne contredisait rien, ne prenait jamais la parole. Alors on se mettait à croire à cette propagande coloniale, comme on se mettait à croire en ces romanciers qui semblaient nous dire le vrai alors qu'ils inventaient un continent, alors qu'ils imaginaient les Noirs...
Comment justement entrer dans la mondialisation sans perdre son âme pour un plat de lentilles ? Telle est la grande interrogation de cette littérature africaine en français dans le temps présent. Et la thèse de Dominic Thomas dans Noirs d'encre nous rappelle que l'heure est venue pour la France de comprendre que ces diasporas noires qui disent le monde dans la langue de Molière et de Kourouma se trouvent au cœur de l'ouverture de la nation au monde, au cœur même de sa modernité.
J'appartiens à cette génération-là. Celle qui s'interroge, celle qui, héritière bien malgré elle de la fracture coloniale, porte les stigmates d'une opposition frontale de cultures dont les bris de glace émaillent les espaces entre les mots, parce que ce passé continue de bouillonner, ravivé inopportunément par quelques politiques qui affirment, un jour, que " l'homme africain n'est pas assez entré dans l'histoire " et, un autre jour, que la France est " un pays judéo-chrétien et de race blanche " , tout en évitant habilement de rappeler que la grandeur du pays en question est aussi l'œuvre de ces taches noires, et que nous autres Africains n'avions pas rêvé d'être colonisés, que nous n'avions jamais rêvé d'être des étrangers dans un pays et dans une culture que nous connaissons sur le bout des doigts. Ce sont les autres qui sont venus à nous, et nous les avons accueillis à Brazzaville, au moment où cette nation était occupée par les nazis (...).
Lettres noires : des ténèbres à la lumière , la leçon inaugurale d'Alain Mabanckou au Collège de France, est à paraître chez Fayard en avril 2016.
Alain Mabanckou