Nouvelle écrite par Lily
⭐ Sous le cerisier en fleur
Sakurako avait à peine quinze ans quand son ventre s’était arrondi, elle n’avait pas compris tout de suite, à cette époque, on parlait peu de ces choses là. Mais au fil du temps, la vie qui chaque jour essayait de se faire une place dans sa chair, finit par se rendre visible aux yeux de sa grand-mère. Yuna n’eut dès lors d’autres priorités que de s’assurer de la bonne vitalité de sa petite-fille et ainsi de sa descendance.
« Cet enfant sera béni des dieux Sakurako, c’est un trésor que tu portes en toi, et comme chaque trésor, il est précieux. »
La jeune fille suivit à la lettre les recommandations de Yuna sans poser la moindre question. Après tout, les paroles de sa grand-mère résonnaient dans son esprit comme des centaines d’autres auparavant. D’aussi loin qu’elle se souvienne, la vieille femme avait toujours été tiraillée entre deux mondes, celui de la réalité et celui des légendes, des vivants et des morts, telle une équilibriste marchant sur un fil entre deux rives. Sakurako était d’ailleurs persuadée que, sur sa barque, le passeur parfois levait les yeux vers le ciel et contemplait ce petit bout de femme dont la jeunesse s’était envolée. Peut-être même qu’elle s’envolerait aussi, qu’un jour, à trop marcher sur le fil, des ailes pousseraient dans son dos pour lui permettre de ne jamais tomber. Et si elle trébuchait avant que les ailes apparaissent, que se passerait-il ? Plongerait-elle dans la rivière des âmes perdues ? Et que devenaient ces âmes perdues ? Mais finalement, à bien y réfléchir, son âme n’était-elle pas déjà perdue ?
Sakurako n’avait pas connu sa mère, elle était morte en la mettant au monde. Son nom avait été gravé sur une tombe, au milieu de celles de ses ancêtres, mais la pluie, le vent, la neige de l’hiver et la chaleur de l’été avaient érodé l’inscription. Chaque année qui passait, les lettres perdaient de leur éclat si bien qu’arrivât un temps où le prénom disparut. Sakurako n’avait que sept ans et déjà, il était un souvenir lointain. Chaque soir, avant de fermer les yeux pour se plier à la volonté de la nuit, elle suppliait sa grand-mère de prononcer son prénom mais jamais la vieille femme n’en fût capable.
« Les prénoms des morts ne doivent jamais sortir de nos bouches de vivants Sakurako. Nous n’en sommes pas dignes. Si tu veux t’adresser à elle dans tes songes, appelle-la « mère » et ainsi elle t’entendra et te répondra. »
Alors Sakurako lui tendait un petit rouleau de bambou et un pinceau posés près sa couche et lui demandait de le lui écrire. Mais elle refusait également pour les mêmes raisons : pour ne pas profaner les morts.
Les cris et les larmes de sa petite-fille émouvaient Yuna, elle aurait voulu la soulager de ce poids, lui rendre le prénom de celle qui lui avait donné la vie, entendre la douce mélodie des lettres jouée par sa langue cognant contre son palais. Inventer des règles divines et ancestrales, voilà ce qu’avait trouvé la vieille femme pour éloigner d’elle une vérité qu’elle refusait d’admettre : elle l’avait oublié, elle l’avait oubliée. Le visage de sa fille qu’elle avait tant chérit n’était plus qu’une ombre que chaque jour qui passait rendait plus floue encore.
Quand Sakurako eût dix ans, elle cessa de supplier sa grand-mère. Peut-être avait-elle compris. Le cœur de Yuna en fut soulagé. La fillette passait ses journées sous un grand cerisier. Elle lui parlait, effleurait l’écorce du bout des doigts de peur de l’abîmer, ramassait les feuilles mortes l’hiver, embrassait les bourgeons lorsqu’ils naissaient, humait la délicieuse odeur des fleurs au printemps. Elle s’imaginait que l’esprit de sa mère s’était réfugié dans l’arbre, aussi avait-elle décidé de ne s’en éloigner que lorsqu’elle y était vraiment contrainte.
A quatorze ans, alors que Yuna l’avait envoyée chercher de l’eau au village, un garçon l’avait suivie. Il était plus âgé qu’elle, c’était presque un homme. Il avait prétexté vouloir l’aider et l’avait conduite dans une petite maison. Sakurako avait perdu plus que sa virginité ce jour-là, elle avait aussi perdu son innocence. Plus jamais le mot « homme » ne sortit de sa bouche.
Quand Yuna lui expliqua pour la première fois ce qui se passait en elle, la jeune fille prit peur. Elle ne voulait pas mourir comme sa mère, elle refusait de se sacrifier pour cet être qu’elle n’avait pas voulu. Elle le haïssait tellement que plusieurs fois, son corps faillit accéder à ses désirs et expulser le fœtus avant l’heure.
« Ton petit est accroché à toi comme l’arbre est accroché à la terre. Ses racines sont profondes. »
Sakurako finit par accepter la présence de son enfant en elle et bientôt elle parla à son ventre avec la même douceur qu’elle parlait à l’esprit de sa mère.
« Ton enfant naîtra le jour de l’éclosion des fleurs du cerisier. »
Yuna était formelle là-dessus, elle avait interrogé les ancêtres disait-elle, et tous s’étaient accordés sur ce point. La simple pensée que les fleurs de l’arbre puissent éclore un jour semblait pourtant surréaliste. A mesure que le bébé grandissait, l’arbre ternissait, les branches s’affaissaient, les feuilles tombaient. Peut-être allait-il le tuer comme elle avait tué sa mère.
Et puis un jour de mars, alors que le soleil entamait son éternel voyage dans le ciel pour éclairer la vallée, le corps de Sakurako se réveilla. La douleur qu’elle éprouva ne fut rien en comparaison de la peur qui la tiraillait. Et si elle venait à mourir elle aussi, son enfant se souviendrait-il de son prénom ? Aussi réclama-t-elle à Yuna un pinceau et une feuille. Entre deux contractions, elle traça délicatement à l’encre noire des lettres qui, rassemblées, formèrent son prénom.
« Pour qu’il ne m’oublie pas. Pour que tu ne m’oublies pas. »
L’enfant vint au monde et entre les mains de son arrière-grand-mère, il poussa son premier cri. Un cri déchirant que jamais la vieille femme n’oublierait. Ce serait d’ailleurs la seule chose qu’elle n’oublierait pas. Lorsque Yuna tendit le bébé à sa petite-fille, celle-ci s’empressa de le cajoler et de l’admirer. Elle était vivante et lui aussi. Elle ne détacha pas ses yeux des siens pendant de longues minutes et quand enfin elle le fit, elle regarda par la fenêtre. Dehors, les fleurs du cerisier n’avaient jamais été aussi belles. Les larmes coulèrent le long de ses joues.
« Je veux l’appeler Mariko, déclara-t-elle à Yuna, Mariko : l’enfant de la vérité. »
Mariko grandit auprès des deux femmes, baignant parmi les mythes de son arrière-grand-mère, les marques de tendresse de sa mère et le parfum du cerisier. Yuna était convaincue au plus profond d’elle-même que le petit garçon avait un don hérité de ses ancêtres, selon elle, jamais il ne mentirait, tout ce qu’il dirait serait vrai, il porterait la connaissance sur ses épaules. Quand il fut en âge de parler, la prédiction de Yuna se révéla être exacte, Mariko murmurait avec ses mots d’enfants qu’il allait pleuvoir et il pleuvait, il expliquait à sa mère que la voisine attendait un bébé et de jours en jours, son ventre s’arrondissait. La rumeur se répandit très vite dans le village et bientôt, on se bousculait devant leur porte pour parler à Mariko. Contre quelques sacs de riz ou des poules, il racontait le passé, le présent, parfois même le futur.
Le jour de ses huit ans, il alla trouver sa mère assise devant le cerisier et, les larmes aux yeux, il lui annonça qu’il allait mourir. Sakurako ne posa pas de questions, elle prit son fils dans les bras et l’enlaça si fortement qu’il faillit étouffer. Elle n’osa pas demander quand la mort viendrait le chercher, elle préférait profiter des derniers moments qu’elle pouvait passer avec lui. Mais elle arriva bien vite. Mariko eut de la fièvre, son petit corps s’agita de spasmes, allongé sur son lit, la sueur lui coula dans le cou. Sa mère ne lui lâcha pas la main et quand il gémit « c’est l’heure », elle déposa un baiser sur son front. Et dans un dernier souffle, Mariko dont les lèvres tremblaient, prononça un prénom.
« Ayami ».
Le lendemain, l’enfant fut enterré sous le cerisier. Sakurako pleura des heures et quand les larmes dans ses yeux se tarirent, elle alla se recueillir sur la tombe de sa mère. A l’aide de la lame d’un couteau, elle entailla la roche avec des gestes méticuleux puis vint peindre les formes ainsi gravées en doré. De petites lettres comme provenant d’un autre monde apparurent alors sur la pierre. Ayami. Le prénom perdu était retrouvé.
Lily
Nouvelle écrite par Lily
⭐ Sous le cerisier en fleur
« Ton enfant naîtra le jour de l’éclosion des fleurs du cerisier ». Cette phrase, emplie de magie et ravivant des héritages incantatoires de plusieurs milliers de générations, avait scellé le destin de Mariko.Sakurako avait à peine quinze ans quand son ventre s’était arrondi, elle n’avait pas compris tout de suite, à cette époque, on parlait peu de ces choses là. Mais au fil du temps, la vie qui chaque jour essayait de se faire une place dans sa chair, finit par se rendre visible aux yeux de sa grand-mère. Yuna n’eut dès lors d’autres priorités que de s’assurer de la bonne vitalité de sa petite-fille et ainsi de sa descendance.
« Cet enfant sera béni des dieux Sakurako, c’est un trésor que tu portes en toi, et comme chaque trésor, il est précieux. »
La jeune fille suivit à la lettre les recommandations de Yuna sans poser la moindre question. Après tout, les paroles de sa grand-mère résonnaient dans son esprit comme des centaines d’autres auparavant. D’aussi loin qu’elle se souvienne, la vieille femme avait toujours été tiraillée entre deux mondes, celui de la réalité et celui des légendes, des vivants et des morts, telle une équilibriste marchant sur un fil entre deux rives. Sakurako était d’ailleurs persuadée que, sur sa barque, le passeur parfois levait les yeux vers le ciel et contemplait ce petit bout de femme dont la jeunesse s’était envolée. Peut-être même qu’elle s’envolerait aussi, qu’un jour, à trop marcher sur le fil, des ailes pousseraient dans son dos pour lui permettre de ne jamais tomber. Et si elle trébuchait avant que les ailes apparaissent, que se passerait-il ? Plongerait-elle dans la rivière des âmes perdues ? Et que devenaient ces âmes perdues ? Mais finalement, à bien y réfléchir, son âme n’était-elle pas déjà perdue ?
Sakurako n’avait pas connu sa mère, elle était morte en la mettant au monde. Son nom avait été gravé sur une tombe, au milieu de celles de ses ancêtres, mais la pluie, le vent, la neige de l’hiver et la chaleur de l’été avaient érodé l’inscription. Chaque année qui passait, les lettres perdaient de leur éclat si bien qu’arrivât un temps où le prénom disparut. Sakurako n’avait que sept ans et déjà, il était un souvenir lointain. Chaque soir, avant de fermer les yeux pour se plier à la volonté de la nuit, elle suppliait sa grand-mère de prononcer son prénom mais jamais la vieille femme n’en fût capable.
« Les prénoms des morts ne doivent jamais sortir de nos bouches de vivants Sakurako. Nous n’en sommes pas dignes. Si tu veux t’adresser à elle dans tes songes, appelle-la « mère » et ainsi elle t’entendra et te répondra. »
Alors Sakurako lui tendait un petit rouleau de bambou et un pinceau posés près sa couche et lui demandait de le lui écrire. Mais elle refusait également pour les mêmes raisons : pour ne pas profaner les morts.
Les cris et les larmes de sa petite-fille émouvaient Yuna, elle aurait voulu la soulager de ce poids, lui rendre le prénom de celle qui lui avait donné la vie, entendre la douce mélodie des lettres jouée par sa langue cognant contre son palais. Inventer des règles divines et ancestrales, voilà ce qu’avait trouvé la vieille femme pour éloigner d’elle une vérité qu’elle refusait d’admettre : elle l’avait oublié, elle l’avait oubliée. Le visage de sa fille qu’elle avait tant chérit n’était plus qu’une ombre que chaque jour qui passait rendait plus floue encore.
Quand Sakurako eût dix ans, elle cessa de supplier sa grand-mère. Peut-être avait-elle compris. Le cœur de Yuna en fut soulagé. La fillette passait ses journées sous un grand cerisier. Elle lui parlait, effleurait l’écorce du bout des doigts de peur de l’abîmer, ramassait les feuilles mortes l’hiver, embrassait les bourgeons lorsqu’ils naissaient, humait la délicieuse odeur des fleurs au printemps. Elle s’imaginait que l’esprit de sa mère s’était réfugié dans l’arbre, aussi avait-elle décidé de ne s’en éloigner que lorsqu’elle y était vraiment contrainte.
A quatorze ans, alors que Yuna l’avait envoyée chercher de l’eau au village, un garçon l’avait suivie. Il était plus âgé qu’elle, c’était presque un homme. Il avait prétexté vouloir l’aider et l’avait conduite dans une petite maison. Sakurako avait perdu plus que sa virginité ce jour-là, elle avait aussi perdu son innocence. Plus jamais le mot « homme » ne sortit de sa bouche.
Quand Yuna lui expliqua pour la première fois ce qui se passait en elle, la jeune fille prit peur. Elle ne voulait pas mourir comme sa mère, elle refusait de se sacrifier pour cet être qu’elle n’avait pas voulu. Elle le haïssait tellement que plusieurs fois, son corps faillit accéder à ses désirs et expulser le fœtus avant l’heure.
« Ton petit est accroché à toi comme l’arbre est accroché à la terre. Ses racines sont profondes. »
Sakurako finit par accepter la présence de son enfant en elle et bientôt elle parla à son ventre avec la même douceur qu’elle parlait à l’esprit de sa mère.
« Ton enfant naîtra le jour de l’éclosion des fleurs du cerisier. »
Yuna était formelle là-dessus, elle avait interrogé les ancêtres disait-elle, et tous s’étaient accordés sur ce point. La simple pensée que les fleurs de l’arbre puissent éclore un jour semblait pourtant surréaliste. A mesure que le bébé grandissait, l’arbre ternissait, les branches s’affaissaient, les feuilles tombaient. Peut-être allait-il le tuer comme elle avait tué sa mère.
Et puis un jour de mars, alors que le soleil entamait son éternel voyage dans le ciel pour éclairer la vallée, le corps de Sakurako se réveilla. La douleur qu’elle éprouva ne fut rien en comparaison de la peur qui la tiraillait. Et si elle venait à mourir elle aussi, son enfant se souviendrait-il de son prénom ? Aussi réclama-t-elle à Yuna un pinceau et une feuille. Entre deux contractions, elle traça délicatement à l’encre noire des lettres qui, rassemblées, formèrent son prénom.
« Pour qu’il ne m’oublie pas. Pour que tu ne m’oublies pas. »
L’enfant vint au monde et entre les mains de son arrière-grand-mère, il poussa son premier cri. Un cri déchirant que jamais la vieille femme n’oublierait. Ce serait d’ailleurs la seule chose qu’elle n’oublierait pas. Lorsque Yuna tendit le bébé à sa petite-fille, celle-ci s’empressa de le cajoler et de l’admirer. Elle était vivante et lui aussi. Elle ne détacha pas ses yeux des siens pendant de longues minutes et quand enfin elle le fit, elle regarda par la fenêtre. Dehors, les fleurs du cerisier n’avaient jamais été aussi belles. Les larmes coulèrent le long de ses joues.
« Je veux l’appeler Mariko, déclara-t-elle à Yuna, Mariko : l’enfant de la vérité. »
Mariko grandit auprès des deux femmes, baignant parmi les mythes de son arrière-grand-mère, les marques de tendresse de sa mère et le parfum du cerisier. Yuna était convaincue au plus profond d’elle-même que le petit garçon avait un don hérité de ses ancêtres, selon elle, jamais il ne mentirait, tout ce qu’il dirait serait vrai, il porterait la connaissance sur ses épaules. Quand il fut en âge de parler, la prédiction de Yuna se révéla être exacte, Mariko murmurait avec ses mots d’enfants qu’il allait pleuvoir et il pleuvait, il expliquait à sa mère que la voisine attendait un bébé et de jours en jours, son ventre s’arrondissait. La rumeur se répandit très vite dans le village et bientôt, on se bousculait devant leur porte pour parler à Mariko. Contre quelques sacs de riz ou des poules, il racontait le passé, le présent, parfois même le futur.
Le jour de ses huit ans, il alla trouver sa mère assise devant le cerisier et, les larmes aux yeux, il lui annonça qu’il allait mourir. Sakurako ne posa pas de questions, elle prit son fils dans les bras et l’enlaça si fortement qu’il faillit étouffer. Elle n’osa pas demander quand la mort viendrait le chercher, elle préférait profiter des derniers moments qu’elle pouvait passer avec lui. Mais elle arriva bien vite. Mariko eut de la fièvre, son petit corps s’agita de spasmes, allongé sur son lit, la sueur lui coula dans le cou. Sa mère ne lui lâcha pas la main et quand il gémit « c’est l’heure », elle déposa un baiser sur son front. Et dans un dernier souffle, Mariko dont les lèvres tremblaient, prononça un prénom.
« Ayami ».