Le Chant du Bienheureux (Bhagavad-gîtâ) est aujourd'hui le texte le plus populaire de l'hindouisme. Le tantra non-duel en donne une interprétation spéciale. Selon la tradition du Cœur (kula), en effet, Krishna est une incarnation de la Déesse, de la conscience universelle.
Du point de la philosophie de la Reconnaissance (pratyabhijnâ), le verset le plus important de la Gîtâ est la première moitié du verset 15 du chapitre XV, qu'Abhinavagoupta explique ainsi :
"Et donc, après avoir expliqué cela à quoi il faut s'éveiller, (Krishna) dit ceci pour montrer le Soi, pour faire voir notre vraie nature qui est conscience libre et qui est ce à quoi il faut s'éveiller, qui est notre nature ultime, et qui est le Seigneur suprême, libre en son omniscience, agent de tous les actes :
Je suis pleinement présent
dans le cœur de tous et de tout.Et de moi viennent
la mémoire, la perception et l'exclusion...
"Je suis le cœur de tout ce qui peut être su" : le cœur est la nature propre, la conscience libre qui embrasse tout. Et je suis cette prise de conscience (vimarsha). Du cœur provient la Grande Création, c'est-à-dire les perceptions inédites (par opposition aux souvenirs ou à l'imagination, qui ne sont pas inédits et qui font partie de la "petite" création individuelle, basée sur et dérivée de, la "grande" création). "Ceci est un vase" : (une telle pensée) est en essence une fragmentation de l'état (où la conscience) est toute chose, (cette pensée est donc) une exclusion qui consiste en une cognition discursive, conforme au sujet qui consiste en Mâyâ, laquelle est la ("petite") création du sujet aliéné. Et la mémoire, c'est ressusciter un reste d'empreinte mentale qui avait été résorbé (en la conscience indifférenciée) : cela consiste à manifester à nouveau (telle chose perçue dans le passé), de sorte que toutes les cognitions résorbées peuvent ainsi (être manifestées à nouveau comme souvenirs). Voilà comment on affirme que (le Soi) est d'abord omniscient, avant de montrer qu'il est créateur, c'est-à-dire qu'il est absolument libre..."
Gîtârthasamgraha, XV, 15
Autrement dit, la conscience est la condition de possibilité de toute expérience, que ce soit de la perception sensorielle directe (jnâna), de la mémoire (smriti), ou des constructions mentales discursives (apohana, vikalpa) qui en dérivent. Et, plus qu'une simple condition de possibilité passive, indifférente à ce qu'elle rend possible (à l'image d'un miroir, indifférent aux reflets qu'il accueille), la conscience est "prise de conscience de", liberté créatrice, pourvoir de "se manifester comme" ceci ou cela, pouvoir souverain de se créer elle-même sans autre matière qu'elle-même et sans autre instrument qu'elle-même.