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Le flic

Publié le 30 avril 2016 par Pantalaskas @chapeau_noir

L'ombre laissée par les silhouettes rouges  sur le sol du boulevard reste discrète. Il doit être autour de midi. Ce 5 février 1971, la prise de vue du photographe Elie Kagan devant le drugstore Opéra, boulevard des Italiens à Paris surprend cette présence statique face à l'entrée du magasin. Est-ce un flic postée dans l'attente d'une sortie ou d'une entrée ?

Le flic

"Le Flic" Gérard Fromanger 1971 Série Boulevard des Italiens

Le drugstore Opéra n'est pas un magasin comme les autres. Depuis son inauguration en mai 1966, il ressemble à ce modèle américain dont le publicitaire Marcel Bleustein Blanchet a rapatrié l'idée. Librairie, épicerie fine, disques, jouets, Presse de tous les pays, le drugstore attire les curieux jusqu'à des heures tardives. L'endroit ne désemplit jamais. Les silhouettes rouges se pressent pour investir ce lieu où l'on se prend à rêver un monde réconcilié par la consommation. Tout semble paisible. Pourtant, à neuf mille kilomètres de là, vingt mille soldats Sud-Vietnamiens et neuf mille soldats Américains ont déclenché une offensive en bordure du Laos. En ce moment même la «Tempête du siècle» frappe le sud du Québec, les provinces de l’Atlantique et le Nord-Est des États-Unis. La ville de Montréal est enfouie sous plus de cinquante centimètres de neige. Dix-sept personnes perdent la vie suite à des infarctus.
A Paris, sur le boulevard des Italiens, l'imposante silhouette rouge, immobile, attend, surveille peut-être. L'homme ne pense pas à la guerre du Viêt Nam. Sait-il que dans quelques heures les trois astronautes de la mission Apollo XIV Alan Shepard, Edgar Mitchell et Stuart Roosa, montés dans la capsule Antares, vont se poser sur la Lune ?  Stoïque devant cette entrée du drugstore Opéra, sous ce soleil un peu froid de février, il se lasse peut-être de cette surveillance qui dure.
Gérard Fromanger, après avoir transféré les clichés noir et blanc d'Elie Kagan en diapositives, projette sur l'écran de la toile blanche cet instantané quelconque, ce moment banal prélevé sur une journée ordinaire où rien ne se passe, où seules les silhouettes des personnages vont changer de statut avec l'aplat de peinture rouge que le peintre décide ce jour-là de fixer sur la toile. Ce flic, qui n'en est peut-être pas un, accède définitivement à ce destin de silhouette rouge, réduit à cette signalétique élémentaire avec laquelle le peintre entraîne sa peinture vers un ailleurs. L'enjeu devient cette mutation de l'image vers l'idée.
Ce moment privilégié fait basculer la peinture de Gérard Fromanger dans quelques chose d'inédit où la figuration cède le pas à une approche presque conceptuelle, où l'image et l'idée se fondent dans une même intention : " Gérard Fromanger pense et peint. On pourrait dire qu'il fait les deux ensemble, mais non : il travaille à la conjonction peinture et pensée" écrit Olivier Zahm.

Série "Boulevard des Italiens" 1971 Gérard Fromanger ("A cent mètres du centre du monde" Perpignan 2014)

La série des vingt cinq puis trente tableaux "Boulevard des Italiens" produite par le peintre en 1971 et exposée au Musée d'Art Moderne de la ville de Paris en 1971-1972 marque définitivement ce changement de statut dans son œuvre, basculement à l'origine d'un parcours personnel dans lequel photographie et peinture participent à cette mutation de la figuration pour engager la peinture sur un terrain inconnu. Le flic du drugstore Opéra n'a pas perdu sa journée.

"Le flic"
Huile sur toile 100X100cm
Série Boulevard des Italiens 1971
Gérard Fromanger


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