La musique traditionnelle face à la maladie et à la possession chez les Touaregs de l'Ahaggar (Sud de l'Algérie)
Face aux bouleversements que vivent les communautés touarègues, la musique, les fêtes rituelles autour du tindi , de la tazengharet et, plus rarement, de l' imzad semblent réunir ces populations et leur offrir un espace de " défoulement ". C'est ainsi qu'elles expriment leur bonheur de se retrouver, mais aussi leurs angoisses. Le son de la tazengharet , qui rompt le silence de la nuit, et le bruit grave du tambour-mortier tindi agissent comme un aimant. Le rituel musical est un moment où se partage une même émotion. Plus les choses vont mal, plus on entend la musique qui chasse les Kel essuf , ces mauvais génies, afin de retrouver l'harmonie dans l'espace et le temps. Cette musique, traditionnellement réservée à un groupe dominant, se trouve réappropriée par l'ensemble de la société touarègue, toutes catégories confondues, qui en fait son principal vecteur culturel et identitaire. Ici peut-être plus qu'ailleurs, la musique, comme les autres arts, par sa finalité symbolique et médiatrice entre les hommes, se prête volontiers à des représentations du sacré.
1 - La société touarègue Kel Ahaggar actuelle a hérité des échanges socioculturels, politiques et économiques avec les populations du nord et du sud du Sahara. Les échanges commerciaux transsahariens, l'élevage pastoral et le trafic caravanier ayant marqué son histoire, elle a, par la suite, subi les effets de la colonisation. Des frontières arbitraires ont été établies durant cette période et elles ont été maintenues après les indépendances. La fin des rezzous et la quasi disparition du trafic caravanier ont miné l'économie touarègue. Les Touaregs qui nomadisaient dans ces territoires du Sahara et du Sahel ont vu leur espace se rétrécir considérablement.
2 - Pour ce qui concerne les Kel Ahaggar, des changements significatifs ont été apportés par l'accession du pays à l'indépendance et, notamment, par l'introduction du salariat, la scolarisation des enfants, la sédentarisation et les coopératives agricoles. La société des Kel Ahaggar a été marquée, depuis le début des années soixante-dix, par une série de bouleversements dus au contact avec l'économie moderne et à la dégradation de l'environnement naturel. La sécheresse et, par la suite, la répression ont provoqué un brusque afflux de " réfugiés " touaregs du Niger et du Mali vers Tamanrasset et les autres centres frontaliers.
3 - Cette société tente tant bien que mal de s'adapter physiquement et psychiquement aux nouvelles conditions de vie amenées par la sédentarité. Et pour ne pas se laisser dépérir, elle crée de nouveaux mécanismes de défense inspirés d'un système magico-religieux et thérapeutique qui prend son origine dans la culture et les croyances ancestrales construisant sa cosmogonie, ainsi que dans les traditions islamiques, qui se sont adaptées à cet univers magico-religieux.
5 - Ce système de croyances est lui-même en pleine recomposition car il subit progressivement l'influence de divers apports culturels. L'intégration de certains rituels venus d'ailleurs, lors des plus importantes cérémonies, en est le signe.
6 - La ville de Tamanrasset est actuellement investie par de nombreuses communautés de différentes origines qui se sont installées progressivement dans la ville et à sa périphérie, et qui en ont modifié le paysage socioculturel et les structures locales. Les nomades touaregs se retrouvent alors minoritaires dans un ensemble pluriculturel et pluriethnique. La sédentarisation induit aussi une cohabitation avec les villageois, un changement de travail, de régime alimentaire et d'habitat, mais aussi de nouvelles influences sur le plan culturel, notamment musical.
Les transformations de l'espace musical traditionnel
10 - Lorsqu'on se promène aujourd'hui dans ces quartiers la nuit, on est vite attiré par la multitude des bruits provenant des nombreuses fêtes et cérémonies musicales organisées par des jeunes, mêlant la fête, l'odeur des encens, le son du tambour à la " transe " des corps. La proximité physique favorise le mélange des espaces féminins et masculins. Ces danses et ces musiques réunissent des jeunes d'horizons différents, parmi lesquels des ichoumar, réfugiés touaregs du Niger et du Mali qui voyagent beaucoup et qui fêtent ainsi leur retour.
14 - Un devin pose le diagnostic et désigne l'origine ou la cause du mal, mais il ne détaille pas et n'offre pas de solution au malade. Il permet l'identification du mal sans le nommer explicitement. Par contre, il peut reconnaître la nature du Kel essuf mis en cause, et de ce fait diriger vers un officiant de culte de possession ou vers tout autre spécialiste traditionnel de l'invisible. A partir de ce diagnostic, plusieurs recours sont possibles ; parmi eux la séance de musique rituelle.
16 - L'état du madrûb, du " frappé ", peut nécessiter des méthodes plus radicales, telles que l'exorcisme pratiqué lors des rites de possession religieux et thérapeutiques, que l'on nomme tamagrawt en tamahaq, qui se réalise par le biais de l'imposition des mains de la part d'un lettré ou de rokia (en arabe " incantation ", " désenvoûtement ") par le biais du souffle et du Coran. Ces deux procédés rituels sont pratiqués par les tolba. Certains d'entre eux feront appel au sacrifice d'un animal ( izni), indispensable au rituel, nommé selon les circonstances sedqa ou fedya en arabe et takute en tamahaq.
21 - Actuellement, en Ahaggar, l'une de celles qui maîtrisent le mieux les airs de l' imzad - et l'une des dernières gardiennes de cet art musical ancestral - est Khaoulen, une femme de la catégorie des forgerons enaden qui est sollicitée à chaque grande occasion. Nous avons eu le loisir d'observer la pratique de l' imzad dans un contexte différent de celui qui lui est traditionnellement assigné. Ce fut au cours d'un pèlerinage religieux, à proximité du village de Tarhananet, que j'ai écouté des airs d' imzad accompagnant exceptionnellement une tazengharet qui se tenait à proximité. Dans ce cas précis, l' imzad semblait avoir réellement une fonction thérapeutique. Cette tazengharet, qui a vu des hommes et des femmes tomber en catalepsie, avait tout l'aspect d'un rituel de possession. Lors de cette cérémonie, un jeune homme, décrit comme possédé ( igullel) par ses pairs, s'était distingué par un comportement étrange. Il s'était éloigné du cercle de danse et s'était rapproché de Khaoulen, la musicienne qui était assise à proximité et jouait des airs d' imzad.
Khaoulen, célèbre joueuse d'imzad du groupe enaden (forgerons), lors d'une manifestation musicale
Photo association " Sauver l'imzad ", avril 2005.
23 - Ces rythmes seraient en fait de " devises musicales ", comme chez les Songhay du Niger : les textes rituels sont chantés le plus souvent avec accompagnement instrumental (Rouch 1960 : 135), mais souvent aussi joués à la vièle sans être chantés, car ainsi ils " fournissent la substance même de la musique de possession " (Rouget 1988 : 193).
25 - Le tindi est une cérémonie musicale autour de poésies (tisiwal) chantées par des femmes touarègues ; il est centré sur un instrument de musique traditionnel, un tambour-mortier en bois appelé tindi, qui était jadis joué exclusivement par des femmes nobles. Cette pratique semble aujourd'hui s'être propagée au sein des autres catégories sociales , et prend une forme magico-thérapeutique lorsqu'elle est organisée autour d'une femme possédée effectuant une danse assise (balancement de la tête et du corps). Ce rituel, qu'on observe de plus en plus rarement en Ahaggar, a lieu au sein du campement, sous une tente ou à l'extérieur de celle-ci, et ce au cours de la journée. Il se déroule dans un cercle familial très restreint. Le tambour y est joué pour les génies dans des cas de possession féminine. Le rituel est organisé pour une femme qu'on soupçonne être touchée par des Kel essuf et qui donne les signes d'une dépression, le plus souvent postnatale (fragilité psychique après un accouchement). Ce rituel concerne souvent les problèmes féminins liés à la sexualité et à la maternité. Dans ce cas, une femme va s'asseoir à proximité de la personne malade, jambes croisées, et frappe le tindi. Les femmes qui les entourent les accompagnent en battant des mains et en chantant, tandis que les hommes, debout, font un bruit de gorge appelé taxemxemt. La séance débute par une mélodie forte, syncopée, destinée à provoquer la transe (egalled), et dont le rythme rapide va amener le malade dans le monde des Kel essuf, " objet de ses peurs et de ses désirs " (Khawad 1979 : 81). Puis le rythme se ralentit, accompagné alors de poèmes tristes chantés par les femmes. Un peu plus tard, le thème mélodique change de nouveau pour s'achever sur des mélodies douces, décrivant un paysage joyeux de la vie sociale. Un dialogue se noue ainsi entre la malade et l'assemblée, facilitant le retour de la malade parmi les siens. Ce changement de rythmes correspond aux variations des rythmes destinés aux génies.
Jeunes femmes touarègues du groupe tributaire Kel Ahnet en tenue rituelle, portant un masque de protection lors d'un mariage dans un village sédentarisé à Indelleg. Tamanrasset.
Photo Faiza Seddik-Arkam, août 2005.
29 - La société accepte de voir une femme noble danser avec la tête et s'exhiber ainsi seulement si cela est justifié par l'état d' egalled. Ce mouvement est considéré comme strictement féminin ; on dit que ce sont les esprits qui dansent en elle : " les femmes en état de transe transforment la culture soudanaise ", nous dit Rasmussen, elles exécutent un mouvement gracieux et contrôlé de la tête et du buste pour le faire accepter dans leur milieu noble : " La danse de la tête est un compromis élégant qui brouille la ligne entre la danse et la possession, qui prend des images acceptables dans des chansons et des façons de bouger appropriées " (Rasmussen 1994).
31 - Ce chant de tindi recueilli à Djanet chez les Touaregs Ajjer illustre notre propos :
32 - L'existence de tels chants spécifiques destinés aux génies prouve bien que, partout, les Touaregs organisent des cérémonies magico-thérapeutiques à base de chants et de danse. De même que dans l'Aïr, la musique et les chants offrent un espace de communion et un espace thérapeutique.
33 - Certains devins ( egahanen) ont le pouvoir de distinguer les Kel essuf noirs des Kel essuf blancs. Les techniques de divination sont variées car, s'il y a bien possession par un Kel essuf, la nature du génie impose le rituel, même si ce dernier n'est pas spécifiquement nommé. Si c'est un Kel essuf blanc ( ellelen, libre), on dirige la personne possédée vers le tindi ; c'est alors uniquement les hommes libres qui font une danse pour lui. Si c'est un Kel essuf " mélangé ", mixte, tout le monde danse pour lui (libres et esclaves). Si c'est un Kel essuf noir ( akli : esclave), seuls les iklan dansent. La danse des iklan est une danse debout, et ce sont des femmes possédées qui pratiquent une danse assise au son du tindi. Les chants consacrés aux génies ne sont pas connus de tous, malgré la transmission des répertoires des chants aux classes serviles : " les nobles conservant pour elles-mêmes les chants consacrés aux génies " (Borel 1981 : 114).
34 - Il existerait d'autres couleurs de génies chez les Touaregs (Rasmussen 1995) ; les génies bleus, proches des noirs, et les génies rouges. La possession par les génies rouges est traitée par les marabouts. Dans un monde parallèle invisible, la hiérarchie sociale se maintient ainsi sous une forme symbolique.
42- Les iklan originaires d'Afrique noire subsaharienne ont apporté avec eux des croyances et des pratiques religieuses antérieures à l'islam. Ils prirent comme modèle la société touarègue qui possède elle-même une cosmogonie particulière. En intégrant la culture nomade, l'islam s'est greffé progressivement sur ces anciennes croyances pour former un ensemble religieux original (Gast 1985 : 370).
43 - L'islam mystique a profondément incorporé la culture locale touarègue, d'une manière assimilable à une forme de syncrétisme, terme qui peut s'adapter à ce cas ; " mais sans explication, il risque de porter à confusion " (Bastide 1955 : 500). En ce qui concerne la pénétration de l'islam, il serait préférable de parler d'incorporation et d'interpénétration. " Il ne suffit pas de dire ''syncrétisme'' pour rendre compte de la complexité des phénomènes de métissage culturel, il faut encore montrer comment fonctionne concrètement l'interpénétration des cultures, c'est-à-dire décrire quels sont les principes à l'œuvre qui permettent cette interpénétration " (Cuche 1994).
44 - L'Islam n'a pas cherché à enrayer complètement les usages séculaires ; il a tenté de les niveler et parfois de les incorporer. C'est ainsi que des saints musulmans arrivés en Ahaggar ont investi des lieux qui étaient déjà sacrés et y ont institué quelquefois une zaouïa. De multiples exemples témoignent sur tous les continents de la vitalité des cultes de possession, de leur force d'attraction et de leur surprenante capacité d'évolution au fil des changements historiques et des déboires humains.
Khaoulen, du groupe des enaden (forgerons), jouant des airs d' imzad accompagnant la danse d'un jeune en état de transe lors d'une tazengharet. Ziara de Tarhananet, Ahaggar.
Photo Faiza Seddik-Arkam, juillet 1998.
52 - Si l'on considère que la tazengharet est une musique de possession, il faut admettre que ses chants sont associés aux différents génies ayant pris possession de l'âme du sujet, bien que les Touaregs refusent de nommer les génies. " Le répertoire de chants qui s'est conservé jusqu'à aujourd'hui pourrait justifier une telle explication du fait déjà que les chants sont en nombre fixe (une douzaine) et qu'ils ont chacun leur nom, leur mélodie et parfois leur pas de danses spécifiques " (Mécheri-Saada 1986 : 44)
55 - Actuellement, si un possédé devient violent, des hommes essayent de le contenir et dansent avec lui sur l'aire de danse. Ils le maintiennent fermement afin de calmer ses débordements. Lorsque cet état de transe sauvage se manifeste, la furie des élus peut être contagieuse, tout le monde s'éloigne du cercle des possédés afin d'éviter que ceux-ci ne les touchent ; on dit que l'aire de danse est envahie par les Kel essuf. Des rites de purification se succèdent alors : aspersion d'eau, fumée d'encens, parfums, et ce jusqu'à la chute finale. Une fois leur état " sauvage " maîtrisé, ils danseront de nouveau avec beaucoup d'harmonie, avec des gestes qui se rapprochent de ceux de l'extase mystique.
56 - La présence du sang pose le problème du rapport particulier qu'ont les Touaregs à la souillure et à l'impureté. Les plus âgés des iklan (anciens esclaves) disent que les transes étaient bien plus violentes à une époque et que les adeptes se coupaient à l'épée ou au couteau durant la danse. Le rapport au sang a dû changer sensiblement dans ces catégories sociales, par le poids symbolique et culturel des groupes dominants qu'ils ont intégrés.
57 - La disparition de cette dimension très violente et sauvage de la danse pourrait s'expliquer par la condamnation de tous ces rituels par des notables religieux, parce qu'ils mettent en jeu des pratiques jugées païennes rappelant à juste titre celles du Bori des Haoussa voisins, ou encore celles des Gnawa marocains. Mais c'est aussi certainement dû aux valeurs culturelles des Touaregs, qui désapprouvent le manque de maîtrise de soi et qui ont une aversion pour le sang, considéré comme impur.
58 - Voilà qui expliquerait en grande partie le fait que les Touaregs délèguent la gestion des maladies accompagnée de pratiques sacrificielles à des catégories sociales inférieures, elles mêmes considérées comme impures, ou alors à des ineslemen, des personnes dont le statut religieux autorise le recours non seulement au sacrifice, mais à d'autres pratiques rituelles prohibées ou tabous au sein de la culture locale.
4 Extrait du chant de Tacheka recueilli en 1999 à Tamanrasset : Ya Ilahy, idwa ramoun Avant que l'esp
62 - Nombreuses sont les femmes touarègues à avoir vécu un épisode initiatique : toutes ont perdu un mari jeune et un, voire plusieurs enfants.
63 - Le rôle de la femme reste central dans cette société touarègue à tradition matrilinéaire car, si les transformations sociales ont affecté l'organisation traditionnelle touarègue et du même coup le statut privilégié des femmes, leurs nouvelles alliances avec les génies réhabilitent en quelque sorte ce statut et réactualisent le mythe de l'ancêtre féminin fondateur.
64 - La désintégration de la société touarègue a affecté les représentations traditionnelles. Et dans cette recherche d'équilibre face à la déstructuration progressive de leur société, un ensemble de rites se mettent en place. La société Kel Ahaggar tente de s'adapter aux nouvelles données sociales ; pour cela elle a créé de nouveaux mécanismes de défense qu'offre un paysage magico-religieux et thérapeutique riche et varié. Cette situation produit un système global de guérison, dont la musique est l'un des piliers mais pas le seul.
65 - Il n'est pas question d'opposer deux pôles distincts, dont l'un relèverait de la possession par le biais de la musique et l'autre du domaine exclusif de l'exorcisme religieux, comme pour le contexte marocain que décrit Hell (2002) :
Les rites de possession qui concernent ces " chamanes possédés " descendants d'esclaves gnawa, se positionnent dans une relation d'alliance avec les génies " sauvages " responsables des maladies les plus graves, alors que les rites des marabouts (religieux) se placent eux dans le registre de l'exorcisme. Ces derniers remédient à des troubles ordinaires beaucoup moins graves et qui sont produits par des entités domestiques résidant dans des espaces familiers.
67 - Ce paysage que je décris est lui-même en pleine recomposition car il affronte la modernité. Cette dernière est intégrée à ces rituels, étendant ainsi le champ symbolique qui correspond le mieux aux nouveaux besoins de la société. On peut déjà deviner les contours d'un système symbolique beaucoup plus complexe et imbriqué qu'il n'y paraît ; il faudrait une approche globale afin de saisir l'ensemble des pratiques rituelles en œuvre et situer ainsi la place de chacune des représentations sociales au sein de ce système.