Hopelessness, nouveau souffle de l’engagement.
Avec l’album Hoplessness, Antony Hegarty du groupe Antony & the Johnsons parachève sa transition vers Anohni. L’artiste anglaise y affirme son identité transgenre et signe un disque politique et engagé. Mais aussi toujours un peu désespéré (cf. son timbre de voix et sa façon de chanter n’a jamais vraiment respiré la fête…). Elle y chante en tout cas, et souvent à contrepied, la guerre, l’écologie, la violence, les lanceurs d’alerte, bref, les sujets brûlants du moment. La musique s’institue comme un outil d’interrogation et de dénonciation en règle. Contrairement à ce que laisse entendre le titre, il ne s’agit pas de renoncer à un idéal mais de renouveler l’espoir en embrassant les conditions et la situation actuelles dans un état des lieux critique du monde.
L’appréhension qu’on pouvait avoir à la première écoute de ce nouvel opus est vite balayée par les sonorités autant électroniques et expérimentales, que pop et efficaces, qui donnent un nouveau visage à la chanson engagée.
Mentionnons que cette (nouvelle) métamorphose (aussi) musicale est opérée grâce à la collaboration de deux producteurs assez important pour la musique électronique contemporaine. D’un côté Ross Birchard alias Hudson Mohawke, connu pour les parallèles qu’il opère entre le hip hop et l’électronique, sortant des albums sur le label Warp tout en travaillant à côté avec des rappeurs tels que Drake. De l’autre, Daniel Lopatin alias Oneohtrix Point Never, qui est peut être le producteur de musique électronique le plus encensé, mais aussi décrié, actuellement. Possédant un univers ultra perché et bien à lui, l’homme réalise des albums conceptuels toujours marquants. Une alliance de choix, mais aussi très étrange, qui va aider à la diva à ancrer sa voix revendicative dans le XXIe siècle, que l’on sait complexe et mouvant, loin des vieux briscards utopistes ou amers.
Le disque s’ouvre sur le premier single « Drone Bomb Me » qui déploie une vague de synthés dans laquelle se mêlent la voix si reconnaissable de la chanteuse et des percu. Des nappes synthétiques s’amoncellent jusqu’à délivrer une production très pop sur le deuxième refrain. Les chœurs fleurissent en échos et montrent tout le talent du chant. Une accalmie nous amène sur la répétition de « Choose me tonight », martelé comme un appel, une supplication d’enfant. Le ton est donné quant au caractère politique de Hopelessness.
Tout de suite le clip, avec la présence légèrement wtf, en tout cas décalée, du mannequin Naomi Campbell :
Le titre suivant, « 4 Degrees », déboule avec des percussions lourdes et une production monumentale à la Woodkid (dans le bon sens du terme). « It’s only 4 degrees » devient lancinant avec une montée dans les aigus. Porte-parole de l’écologie dans un cynisme somptueux, Anohni met le doigt sur l’urgence du réchauffement de la planète et du danger que cela représente pour la vie animale. Une dénonciation de notre développement à toute vitesse et sans tenir compte des conséquences.
Avec « Watch Me » qui s’ouvre sur des « daddy » très pop, la chanteuse aborde des sujets plus individuels, mais qui interrogent la société toute entière : la surveillance à outrance, le terrorisme, la violence infantile, la pornographie. Après un break psyché, la power pop est envahie par des arrangements électro digressifs qui nous conduisent vers la fin du morceau pour nous mener à « Execution ». Dans un formidable contre-emploi tissé d’une mélodie uplifting, la douceur du chant contraste avec le propos. Le pattern répétitif souligne la prise de position face aux aberrations du monde judiciaire, dans une comparaison acrobatique des US, de la Chine et de la Corée du Nord.
« I Don’t Love You Anymore » joue de la voix profonde mêlée à une basse rythmique et des notes prolongées dans une simplicité à la James Blake. Toute la place est laissée aux paroles qui se posent sur un fond d’orgue. Un pattern électro fait irruption avec le refrain et des chœurs au vocoder. Puis les waves ambient d’« Obama » introduisent une étrange distorsion du son. Anohni fait un retour sur l’élection et le mandat du 44e président des Etats-Unis. Le ton incantatoire est inquiétant et porte un sentiment de trahison. Le morceau est un sombre tribunal où sont lancés des sorts et des malédictions, avec la répétition du nom dans une spirale obscure interrompue avec un break au piano.
« Violent Men » s’inscrit dans la continuité de cette atmosphère inquiétante avec la distorsion de la voix, une ligne mélodique au xylophone sur fond de bruitages électroniques inégaux. Un morceau étrange qui contraste avec son successeur « Why Did You Separate Me from the Earth? ». On y retrouve les codes de la pop grandiose avec un chant plus enjoué qui pourtant exprime des reproches. Des synthés puissants doublés d’une mélodie simple et de percu steady. Des montées qui nous font penser aux hits radio, qui toucheraient presque à la musique dite « de stade » dans leur ampleur. C’est pourtant notre asynchronie avec la planète qui est pointée du doigt.
D’imposantes percussions engagent « Crisis », qui traite de la guerre que l’Occident mène au Moyen-Orient en posant des questions qui nous font baisser les yeux. La crise des migrants mais pas seulement, c’est pour toutes les crises provoquées par les US notamment qu’Anohni s’excuse. Des accords frappés aux claviers portent ce repenti qui tend jusqu’aux sanglots contenus dans la voix de la chanteuse, qui s’éteignent dans un ending fait d’envolées pop sur fond d’électro-saxo.
Arrive alors le titre éponyme de l’album « Hopelessness ». La désespérance y est présentée comme un virus qui se propage sur fond de quelques notes pincées. Les arrangements électroniques illustrent la réaction de rejet, de je-m’en-foutisme qui semble régner dans les consciences. La reprise de « hopelessness » scande une montée cathartique qui nous pousse abruptement vers le dernier titre de l’album. « Marrow » offre une prod simple à un chant élancé. C’est un tour du monde américanisé que nous propose Anohni au rythme de son piano. On quitte alors cet univers pop et engagé, cynique et pourtant pas désespéré avec plein de nouvelles questions dans la tête.
Avec Hopelessness, Anohni réussit le tour de force de livrer un album pop sans bavure et forgé dans l’engagement sans pourtant tomber dans le cliché ou la solennité déplacée. On peut l’écouter comme un divertissement aussi bien que comme une base de réflexion, et c’est là sa force. Elle défendra ce nouvel album dans la grande salle de la Philharmonie de Paris dans le cadre du Festival Days Off début juillet. Frissons garantis.
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Mathilde
Chroniqueuse et petites mains des partenariats sur l'Internet. Khâgneuse en Histoire des arts dans la vraie vie.Pop, folk, rock et indies, la monomanie à tous les étages. Team chatons tristes.
Mon Cocktail Préféré : Champomy d'abord ! Et puis la bière. Enfin, tant qu'il y a du gin...
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