Je ne crois pas aux coïncidences.
Pendant que Claude lisait le dernier roman de Julian Barnes traitant de la problématique de l’art officiel sous un régime totalitaire, ma petite-fille Camille me passait ce célèbre roman d’Arthur Koestler, écrit entre 1938 et 1940 et publié en France en 1945 : Le Zéro et l’Infini. Un livre que j’aurais dû lire depuis mon adolescence, avec « Le meilleur des Mondes » et «1984 ». Mais lorsque j’avais l’âge de Camille, il suffisait qu’on me recommande un livre pour qu’il me tombe des mains. C’était cependant drôlement « crâne » de publier un tel roman en 1945 alors que toute la République des lettres encensait le Petit Père des Peuples, celui qui avait terrassé la Bête Immonde !!!
Je n’avais pas besoin d’un livre pour savoir dans les grandes lignes ce qui se passait derrière le « Rideau de Fer » puisque mon père, courrier diplomatique, se rendait très régulièrement à Moscou et dans les capitales des républiques-sœurs de la patrie du Prolétariat. J’étais même allée en 1962 rendre visite à des amis de mon père à Moscou et à Léningrad, toute seule et munie de maintes recommandations de comportement … En réalité, la prise de conscience politique de l’ambiance totalitaire soviétique m’est réellement venue en 1970, avec le film de Costa-Gavras « L’aveu », d‘après le livre d’Artur London. Vingt-cinq ans après « Le Zéro et l’Infini », donc !
Avec la maturité et l’expérience, j’ai tout de suite été happée par l’histoire de ce révolutionnaire de la première heure, Nicolas Salmanovitch Roubachof, intellectuel dans la soixantaine, petit bouc bien taillé et pince-nez, ancien compagnon de Lenine, ex-membre du Comité Central, envoyé en mission diplomatique à l’étranger, dirigeant de l’industrie stratégique de l’aluminium, qui a plusieurs fois été arrêté et emprisonné en Allemagne du fait de ses activités subversives en 1933 et qui se retrouve soudain en cellule, en route pour un procès à grand spectacle dont il n’ignore nullement le dénouement fatal.
Car il sait pour l’avoir pratiqué envers certains de ses collaborateurs que « l’acte de mourir n’était en soi qu’un détail technique sans aucune prétention à intéresser qui que ce soit. La mort, en tant que facteur dans une équation logique, avait perdu toute caractéristique corporelle ultime. »
Ce que veut le Parti en la personne de son N°1, celui dont le portrait moustachu surveille chaque salle d’interrogatoire (le nom de Staline n’est jamais prononcé, un peu comme celui de Voldemort !), c’est non seulement éliminer tous ceux dont la pensée est considérée comme dissidente (nous somme en 1938, le temps des grandes purges et des procès montés de toutes pièces sous des prétextes variés), mais faire en sorte que ces victimes s’humilient en avouant ces crimes qu’ils n’ont jamais commis, fassent leur autocritique afin d’instruire les masses. Pendant plusieurs jours, plusieurs nuits, Roubachof subit les interrogatoires où les moindres de ses déclarations ou actions passées, conversations épiées, confidences trahies, sont déformées.
Ses tourmenteurs – d’abord son ancien camarade de la Guerre civile Ivanof, puis, celui-ci ayant été liquidé pour son attitude indulgente, le froid Gletkin – ne vont pas le brutaliser physiquement ; simplement le priver de sommeil jusqu’à ce qu’il cède, avoue puis fustige son action destructrice contre-révolutionnaire au service d’une puissance ennemie. D’ailleurs, Roubachof connaît fort bien cette dialectique pour l’avoir pratiquée lui-même. Mais c’était alors pour lui une abstraction, la « fiction grammaticale ». Là, soudainement, il ressent une réalité physique existant dans son propre corps. Il comprend enfin ce que signifie « JE » ; le Zéro, par rapport à l’Infini : le Parti.
Pour une organisation totalitaire, la fin justifie les moyens. L’exemple-type est emprunté à la Terreur sous Robespierre. Quiconque s’oppose à la dictature doit accepter la guerre civile comme moyen. Quiconque recule devant la guerre civile doit abandonner l’opposition et accepter la dictature …
Mettre à jour de telles notions historico-philosophiques est particulièrement nécessaire dans les périodes troublées que nous vivons aujourd’hui. La foi de ceux qui sont persuadés de détenir la vérité envers et contre tout et sont prêts à sacrifier des pans entiers de l’intérêt général au bénéfice d’une idéologie farouche – de droite comme de gauche – m’effraie. Esprit des Lumières, où es-tu ?
N.B. : quel plaisir de pouvoir discuter littérature avec une ado de 14 ans qui lit et dont le programme de préparation au Brevet comporte des oeuvres aussi intéressantes.
Le Zéro et l’Infini, roman de Arthur Koestler « Darkness at Noon », traduit de l’anglais par Jérôme Jenatton, édité (1945) chez Calmann-Lévy, 283 p., en livre de poche : 6,90€.