Certes c’est avec des mots et non avec des idées qu’on fait un poème, mais il n’est pas mauvais quelquefois que les mots, en poésie, se rapportent aux idées. Non pas les idées qu’on aurait en vue du poème, comme Degas se plaignait à Mallarmé d’en avoir sans pouvoir aboutir à l’écriture, mais bien l’ensemble d’idées, de connaissances, de références, de faits culturels qui constituent une civilisation. C’est en tout cas le parti pris et le dispositif que met en œuvre Miguel Espejo. Son recueil est ainsi constitué de poèmes courts et concis qui rassemblent, synthétisent en formulations et sentences, quelques-unes des avancées de la tradition littéraire, mythologique, religieuse, scientifique parfois, d’Orient et d’Occident, sur lesquelles peut s’appuyer l’honnête homme, comme on disait autrefois. Sous un titre qui peut être un nom d’auteur, de personnage, une notion générale, une classique question philosophique, une situation de la vie, Miguel Espejo parvient, grâce au poème qui touche à l’aphorisme, à condenser un enseignement tout en conservant son mystère, à ramasser et clarifier une pensée sans rien abandonner de ce qui fait qu’elle travaille encore, profondément, celui qui s’y livre.
Sans doute y a-t-il dans toute grande référence culturelle maintenue vivante malgré le passage des siècles, quelque chose qui échappe et qu’on ne peut résumer, définir, clore. Pour autant l’auteur ici ne craint pas d’en tirer à chaque fois une sorte de loi, de balise sur laquelle fonder sa propre réflexion. Si celle-ci a donc l’universel pour point de départ et pour mesure, son universalité n’a rien de conclusive, elle est bien plutôt ouverture, mise en question de l’homme. Alors le penseur, poète ou philosophe, avance d’aporie en aporie, il ne peut aller que de butée en butée. C’est son lot et sa chance. Aucun progrès ne s’accomplit sans qu’il ne soit en même temps un aveu d’ignorance.
LA BIBLIOTHÈQUE DE BABEL
Tant de livres, tant de livres
dans le monde
pour ne pas même
contenir le monde.
Le constat du caractère irrémédiable et irrésolu du monde ne va pas sans un pessimisme certain, dont la lucidité est le versant éclairé. Il est néanmoins dans une certaine manière acquiescement à ce qui est.
DESTIN
Nous demander où nous allons
n’exige pas du futur
un monde de lumières
mais un monde d’ombres.
Il ne s’agit pas de percer ou de renverser la noirceur qui accompagne désespérément le poète mais de la reconnaître pour ce qu’elle est, à savoir une alliée paradoxale.
SISYPHE
Nous cherchons je ne sais quels abîmes
pour jeter la pierre que nous soutenons
avec notre ombre.
Cependant, un soleil nocturne
s’obstine à nous illuminer
et à protéger l’ombre.
Si le poète semble n’être pas de taille à relever le défi qui est le sien, accomplir la tâche qui est la sienne, il se doit pourtant d’en prendre la charge sur lui, presque de se l’incorporer.
DAVID
Cachons une pierre
pour la lancer
sur une tête
cachons une pierre
pour la répandre ensuite
sur tout notre corps.
Pas de succès ni de progrès attendus dans le travail du poète, sinon cette lucidité agrandie qui nous fait étrangers à nous-mêmes.
LABOUR
Avons-nous avancé, nous sommes-nous arrêtés ?
ou sommes-nous à la même distance qu’auparavant,
incroyablement éloignés de nos mains ?
Parce que l’impuissance, si elle est lucide, n’est plus tout à fait l’impuissance. Le renoncement même, s’il est acceptation, peut transfigurer ce à quoi il renonce.
NOÉ
Fatigué par les déceptions
de l’alcool
il s’est fait à l’idée
d’être sobre
et de regarder le monde
avec des yeux ivres de résignation.
Non seulement la fréquentation des mythes, des œuvres, des systèmes philosophiques n’apporte pas à l’humanité ni à l’individu particulier de solution, de réponse définitive, mais il semble bien qu’elle augmente le trouble, qu’elle oblige à s’interroger davantage et plus loin, plus rageusement et mélancoliquement, et que ce soit là son apport. C’et la part d’inconnu qui sauve la connaissance, qui la sauve d’elle-même en lui évitant l’ornière de la satisfaction.
EXPANSION
Notre histoire se déroule
dans un univers en expansion
vertigineusement
pour que jamais nous ne puissions l’atteindre
avec nos réponses.
Laurent Albarracin
Miguel Espejo, À l’ombre d’Éphèse, traduit de l’espagnol (Argentine) et présenté par Jean-Marc Undriener, Éditions Centrifuges, 2016, 122 p. 12 €