Suite à la découverte du Pantin, premier long-métrage prometteur de Mallory Grolleau, alliant drame social et thriller mâtiné de fantastique, nous avons pu mener un interview de l’auteur qui nous a révélé les coulisses du film et s’est aussi un peu livré. L’occasion de revenir sur ce véritable coup de poing cinématographique, engagé et engageant, apte à secouer les esprits les plus assoupis. Si vous ne l’avez pas encore fait, vous pourrez lire notre critique du film à cet endroit.
Une Graine dans un Pot : On a ressenti dans Le pantin comme une urgence, un cri de désespoir devant l’inéluctable. D’où vous est venez l’inspiration ? Quels sont les prémisses d’une telle œuvre ?
Mallory Grolleau : Je venais de réaliser un court-métrage qui avait plutôt bien fonctionné en festivals et en TV (« La chair de ma chair ») et je cherchais à développer un nouveau film plus risqué. Je n’essuyais que des refus et j’ai alors pris conscience de tous mes projets abandonnés et du travail investi : des centaines d’heures, la production de scénarios, de story-boards, de recherches graphiques et documentaires, l’investissement d’argent personnel dans la fabrication de pilotes, dans l’envoi de dossiers et de DVD. Rien d’exceptionnel, c’est le lot de nombre de projets artistiques. Ce qui m’a choqué, c’est le hiatus entre un discours officiel de soutien aux auteurs, à leurs singularités, et la réalité d’un système qui est plus une torsion de leurs élans créatifs de leurs identités. Sans spoiler « Le Pantin », j’imagine que vous voyez comment cette sensation s’est traduite ?
A la même époque (nous sommes en 2010, 2011), on commençait à parler de plus en plus des migrants. J’ai réalisé que pour les pays dits civilisés, plus les immigrés « s’occidentaliseront », plus ils se fonderont dans le modèle travailleur-consommateur silencieux et obéissant, et plus ils pourront espérer être intégrés (ou moins exclu). Là aussi, il est question de torsion et de contrainte de personnalité et d’identité. Pour ceux en tout cas qui ne se noient pas dans la Méditerranée.
Un autre débat de société résonnait de plus en plus, celui des transgenres. Leur sensation d’être enfermé dans un corps étranger me parlait intimement. J’ai été en surpoids jusqu’à mon adolescence et je me souviens de périodes très difficiles de scission d’identité entre mon esprit et mon corps.
En bref, tout me désignait l’exercice macabre d’une norme occidentale et consumériste sur l’être humain dans sa diversité et sa richesse. Par ailleurs, je relisais à ce moment là des textes plus ou moins célèbres de la littérature décadente, fantastique et gothique du 19ème siècle dont je suis particulièrement amateur. J’ai réalisé qu’ils portaient en germe les débats, les catastrophes et les innovations qui allaient traverser le siècle suivant pour devenir des enjeux sociétaux contemporains.
Esteban (Philippe Gouin)Une Graine dans un Pot :Avec Le pantin, vous avez voulu livrer non pas un « produit » culturel mais une véritable expérience artistique, technique et humaine. Vous avez travaillé dans le monde de la publicité, était-ce uniquement alimentaire ? L’avez-vous vécu comme une sorte de servitude volontaire ?
Mallory Grolleau : surtout fait des films de communication, pas de la pub TV. Au tout début, ce n’était pas qu’alimentaire car ça me permettait de valider mon statut de réalisateur. Etant autodidacte, je suis très relativiste quant aux statuts et toujours surpris devant les auto-proclamations intempestives. Jusque là, j’avais déjà réalisé des films sélectionnés en festivals et diffusés à la TV, mais le fait de répondre à des commandes commerciales précises et d’être rémunéré pour ce travail me rassurait sur ma compétence.
Petit à petit, j’ai pris une distance analytique, voire critique, sur le système auquel je participais. Oui, à mon petit niveau, j’ai contribué à vendre des choses pas forcément utiles à des gens qui n’en avaient pas vraiment besoin. J’ai gagné ma vie de cette manière en en ayant conscience, et en effet, je l’ai vécu comme une sorte de servitude volontaire.
Pour nuancer le propos, il faut aussi préciser que la publicité permet de réunir de gros moyens au service d’une idée artistique ou créative. A la différence de certains films qui sont en fait des produits pour lesquels il faut satisfaire un (ou plusieurs) producteurs, un distributeur, des financeurs, des partenaires, le secteur de la publicité a pour lui cette honnêteté de dire clairement au créatif qu’il doit allégeance et à qui…
Esteban (Philippe Gouin)Une Graine dans un Pot :Votre film que vous qualifiez de film « guérilla » a été monté avec une équipe et un budget réduit. C’est une démarche consciente qui vous a procurez plus de liberté. Quel regard portez-vous sur l’industrie cinématographique ? Pensez-vous que les financiers ont trop de pouvoirs sur le devenir des œuvres et les inspirations de leurs auteurs ?
Mallory Grolleau : Je ne crois pas que les financiers ont forcément trop de pouvoir. Mais alors qu’avant, un producteur pouvait s’engager et défendre coûte que coûte un projet risqué, aujourd’hui il ne le fera plus sans la garantie d’avoir des pré-financements (subventions, aides, pré-achats). Comme d’autres collègues réalisateurs, je me suis retrouvé plusieurs fois à devoir convaincre une commission de lecteurs alors que je présentais mon projet à un producteur. Du coup, au lieu de devoir convaincre une sensibilité individuelle et singulière, on doit satisfaire les attentes multiples d’un groupe plus ou moins hétérogène, ce qui aboutit souvent à un consensus mou, nivelé vers le bas, c’est à dire la diminution des risques. Rappelons que ce concept de gestion des risques est hérité du monde de la finance et de l’entreprise, et qu’il n’a aucun sens dans la logique artistique qui fonctionne, elle, sur la recherche et la mise en danger permanente.
Sans compter que beaucoup de producteurs sont plus attachés à leurs sociétés de production qu’aux films qu’ils produisent. Dans certains cas, même si je peux comprendre la réalité entrepreneuriale, la résultante est assez nauséabonde car on fait alors passer la logique capitaliste avant « l’œuvre ». Vu du point de vue de la société civile, ça peut paraitre logique pour certains. Vu du point de vue artistique, c’est intolérable. Ceci étant dit, il y a bien sûr des producteurs méritants qui sont prêts à vraiment se mouiller pour des projets, mais ils ne sont pas forcément très nombreux (et ils sont très sollicités !).
Esteban (Philippe Gouin)Une Graine dans un Pot :L’aspect collaboratif et coopératif de votre tournage, où vous avez laisser les acteurs improvisés autour d’une trame narrative, est-ce une alternative à la hiérarchisation aveugle ? La coopérative n’est-elle pas un modèle alternatif qu’on gagnerait à développer dans tous les secteurs ?
Mallory Grolleau : Oui, j’avais cette volonté floue de chercher un modèle plus collaboratif que ce que proposent les usages quasi-militaires au cinéma. Finalement, ça a été beaucoup plus difficile que prévu car les habitudes et les méthodes de travail sont très ancrées. Tous les jours, un technicien venait me dire « Ce n’est pas comme ça qu’on travaille » ou « Ce n’est pas comme ça qu’on fait un film » et je répondais « Je sais, c’est pour ça qu’on le fait comme ça. On cherche, on essaie de faire autrement. »
Spontanément, j’aurais tendance à dire que ça a été difficile pour l’équipe. Cette approche coopérative aurait peut-être mieux fonctionné avec plus de préparation collective. Mais dans ce cas, on aurait perdu en spontanéité. Et en préparant plus, on aurait voulu arriver au tournage avec plus de certitudes et le budget aurait été plus élevé.
Je n’ai pas la compétence pour dire que la coopérative serait un meilleur système, même si ma sensibilité veut le croire. Par contre, ce qui est sûr, c’est qu’en voulant changer les choses et les manières de faire, il faut non seulement négocier avec ceux qui perdent du pouvoir mais aussi convaincre une partie de ceux qui gagnent en exposition et en responsabilité que c’est une mise en danger qui vaut probablement la peine.
Scène au largeUne Graine dans un Pot :On dit que la lutte doit-être festive ou ne dois pas être. Malgré les sujets très sérieux que vous abordez, je suppose que l’ambiance a du être festive sur le tournage ? Vous avez déjà travaillé avec Daniel Berlioux et Philippe Gouin pour votre court-métrage La chair de ma chair, pensez-vous continuer votre carrière auprès des mêmes acteurs, à la manière d’un Robert Guédiguian, toujours entourés de la même troupe ? Est-ce une façon de faire du cinéma à dimension humaine ?
Mallory Grolleau : En toute honnêteté, même s’il y a eu de bons moments sur ce tournage, l’ambiance a été plus laborieuse que festive. Nous avons tourné en deux sessions (juin 2011 et septembre 2012) et dans les deux cas, nous nous sommes retrouvés parfois sur des journées de plus de 15 heures de travail. Nous avons tourné dans des conditions vraiment très difficiles et à ce sujet, je suis très reconnaissant envers la majorité de l’équipe qui est allée jusqu’au bout du projet avec beaucoup de professionnalisme et de bonne volonté.
La troisième partie a été la plus cool, mais elle n’est pas vraiment représentative. Philippe et moi avons été accueillis pendant trois jours en novembre 2012 par une production basée à Alger. La légereté de notre dispositif (Philippe jouait, je filmais et prenais le son, et un technicien Algérois nous assistait), le dépaysement, la qualité de l’accueil ont fait de cette session un moment très agréable.
Vous mentionnez Daniel et Philippe qui avaient déjà joué dans La chair de ma chair. En effet, ce sont des amis et nous avons collaboré sur d’autres projets. Dans l’avenir, s’ils l’acceptent, je compte bien retravailler avec eux, par amitié et aussi parce que ce sont deux acteurs extraordinaires. L’équipe technique aussi compte des collaborateurs et/ou amis de longue date. J’aime travailler avec les mêmes personnes quand la relation est bonne et que les conditions le permettent. On se connaît, on sait travailler ensemble. On va donc plus loin, plus vite et parfois avec plus d’aisance. Pourquoi se priver de cette dimension humaine ?
Raphaëlle (Aurore Laloy)Une Graine dans un Pot :Avec le rendu final, on ne se rend pas compte du manque de moyen. On peut dire que le pari est réussi. Seul, au niveau des décors, la salle de travail de Joseph semblait un peu kitsch, rappelant des décors de série B. On a noté la référence, dans une autre scène, à Pulp Fiction, est-ce un hommage au cinéma de genre ?
Mallory Grolleau : Avec ce budget totalement microscopique qui a essentiellement servi à rémunérer très chichement l’équipe, il a fallu trouver des solutions pour tout : les décors, les accessoires, le matériel. C’est là aussi où la boucle de la spontanéité trouve sa cohérence. Au cinéma, on cale tout à l’avance avec précision, on veut des certitudes sur tout et on paye pour ça (locations, constructions, blocages). Là, l’idée était de ne pas prévoir et de ne rien attendre afin d’optimiser en permanence ce qu’on tournait avec les conditions de l’instant : utiliser un coucher de soleil, une foule en arrière-plan, une pause de l’équipe sur une aire d’autoroute… Tout ça sans poste de scripte, vous imaginez dans quel état d’épuisement ce film m’a laissé !
Oui, je suis d’accord, ce laboratoire est un peu kitsch. Et oui, il s’agissait bien d’une référence nette aux films de série B (les savants fous avec leurs blouses bleues d’un autre temps) en même temps qu’une nécessité de dépenser peu pour ce décor complexe. Pour vous donner un ordre d’idée, il a été construit et pré-lighté en deux jours et nous avons tourné toutes les séquences de ce décor en une seule journée. La référence à Pulp Fiction ainsi que la scène finale sont en effet des références au cinéma de genre. J’ai semé çà et là des références à des genres très différents pour que ce film, fait avec rien, puisse être une vraie déclaration d’amour au cinéma.
Esteban (Philippe Gouin)Une Graine dans un Pot :Vous abordez frontalement des sujets sensibles comme le genre, la domination marchande et l’immigration, parfois avec une certaine violence symbolique. Nous avons appréciés cette prise de risque sans concessions qui parlera aux personnes déjà sensibilisés au sujet mais n’avez vous pas peur que Le pantin reste un film de niche apte à choquer le spectateur lambda lui-même engoncé dans le carcan de la morale bourgeoise ? Et après tout, ne faut-il pas parfois donner un coup de pied dans la fourmilière ?
Mallory Grolleau : Clairement, c’est un pari. Non seulement, ce film prend le risque de choquer une certaine « bien-pensance » bourgeoise, de froisser certaines idées libérales et consuméristes, mais aussi de gêner les sensibilités « virilistes » indisposées par les questionnements liés au genre. Même si la provocation n’est pas un but en soi, « Le Pantin » est un film dérangeant, ce qui le condamne à une certaine confidentialité. Il a fallu l’admettre et l’assumer, c’était la seule manière d’aller au bout de ce film avec sincérité. Je dois tout de même reconnaître que je pensais trouver plus de soutien auprès des festivals et des journalistes qui se disent alternatifs ou subversifs.
Cependant, de nombreux films ne trouvent même pas le chemin de la salle ! Nous avons donc de la chance et je salue l’engagement du Cinéma St André des Arts qui nous programme pendant 15 jours à partir du 14 septembre 2016.
Raphaëlle (Aurore Laloy) et Esteban (Philippe Gouin)Une Graine dans un Pot :Avec un tel début, nous sommes impatients de voir ce que vous nous préparez ensuite. Quels sont vos futurs projets ?
Mallory Grolleau : Je travaille sur plusieurs types de projets, plus ou moins grand public. Avec Fabien Bertrand, scénariste, nous cherchons à entrer en production avec un projet de court (« Un homme inutile ») et un projet de long (« Chronique d’une chair brulée », adapté de sa BD du même nom).
J’ai un projet de long-métrage actuellement en lecture chez une productrice qui se nomme « Puzzle(s) » et qui est un film choral se déroulant dans une grande ville et sa banlieue, dans lequel il est question d’amour et de couple, d’entreprise et d’héritage, de justice et d’éducation, tout cela conjugué au gré du temps qui passe…
Par ailleurs, j’ai un autre projet de long-métrage, un conte à effets spéciaux intitulé « Pauline et la grande horloge » qui se déroule dans un univers imaginaire teinté de steampunk. Il y est question de progrès et d’hermétisme de classe, mais de manière très poétique. Je crois dans le potentiel grand public de ce projet, mais je dois absolument trouver des partenaires solides car il est très ambitieux !
Entretien réalisé par Boeringer Rémy
Vous pouvez retrouvez tous l’univers de Mallory Grolleau sur son site : http://www.mallorygrolleau.com