Nous avons tous, plus ou moins, connu ce moment mortifiant où nous réalisons que nous avons en notre possession un objet que nous ne sommes pas du tout supposés avoir. Bouquin jamais rendu à la bibliothèque, t-shirt emprunté et rangé au fin fond d’un placard pendant trois ans, clés de voiture ou pire encore clés de maison… En théorie, pas de raison de s’accuser de la mort de plus d’un millier de personnes (et de Leonardo Di Caprio). David Blair (né le 11 novembre 1874 à Broughty Ferry et décédé le 10 janvier 1955 à Hendon, Middlesex), lui, si. Et putain, il s’en est mordu les doigts. En effet, le désastre qui a inspiré l’un des films les plus vus et les plus primés de l’histoire du cinéma – et une angoisse durable de prendre le bateau sur de longs trajets pour un nombre certain de spectateurs – a bien failli être incombé à ce seul et unique marin britannique de la White Star Line, qui pourtant ne se trouvait même pas sur le RMS Titanic au moment de son naufrage.

L’histoire aurait pu s’arrêter là: un type devait participer au premier voyage du Titanic, s’est retrouvé éjecté comme une merde parce qu’un monsieur expérimenté voulait un job sur le plus grand et plus luxueux paquebot jamais construit, et a percuté après moins d’une semaine qu’il avait probablement une solide bonne étoile. Sauf que non. David Blair était tête en l’air. Et dans les déménagements de dernière minute, il y a toujours des petites embrouilles, des petits oublis. Le petit oubli de ce mec là: donner à son remplaçant Charles Lightoller la clé d’un placard, celui de la vigie (si, si, vous savez ce qu’est une vigie, si vous avez déjà regardé Fort Boyard une fois dans votre vie – et s’il vous manque cette glorieuse petite part d’enfance, et bien c’est le poste d’observation en haut du plus haut mât du bateau, aussi appelé nid-de-pie). Dans ce placard, les jumelles. A priori, quasiment les seules à disposition de cette partie de l’équipage sur le Titanic entier (Et là, je sais pas pour vous, mais j’ai pas forcément confiance en un paquebot prétendument haute-sécurité-insubmersible qui réunit toutes ses jumelles en un seul endroit et dans un placard qu’on peut fermer à clé).

La clé supposément responsable de la mort de 1557 personnes – rien que ça.
Problème: durant les enquêtes qui furent menées a posteriori pour expliquer le drame, deux survivants de l’équipage, Frederick Fleet (qui a vu et signalé l’iceberg en premier) et Reginald Lee, indiquèrent qu’avec des jumelles ils auraient pu repérer le gros glaçon plus tôt – assez tôt pour l’éviter. Voilà le pauvre, tête en l’air David Blair accusé d’avoir causé tout seul le naufrage du Titanic. Ca la fout mal, quand même: c’est pas exactement de la petite connerie. L’essentiel de sa défense, menée par Mr Aldridge, consista à rejeter la faute sur le capitaine EJ Smith qui allait quand même vachement trop vite dans une zone bourrée d’iceberg, situation dont il avait été prévenu. Pas exactement de la petite connerie non plus. L’expert Gary Slapper finit par trancher, décidant que l’on ne pouvait pas décemment rejeter toute la faute sur ce pauvre Blair face à la tonne d’autres circonstances malheureusement conjuguées. Changement d’itinéraire, nuit sombre et sans vent, problèmes généraux de sécurité sur le bateau… L’oubli d’une clé ne fut pas retenu comme premier facteur de l’une des plus grandes catastrophes de l’histoire maritime, même s’il y participa. En 1913, David Blair reçut une récompense pour avoir sauvé un homme à la mer sur le SS Majestic. Peut-être bien pour se rattraper.
En tous cas, la clé existe toujours. Blair la donna à sa fille, qui en fit elle-même don à la International Sailors Society. Elle fut vendue aux enchères le 22 septembre 2007 comme « la clé qui a causé le naufrage du Titanic », avec plusieurs autres objets. Le milliardaire chinois Shen Dongjun en fit l’acquisition pour la modique somme de £90,000, et elle est actuellement exposée à Nanjing. L’argent ainsi récolté servit à financer des bourses au nom de David Blair – l’homme, tête en l’air, qui a peut-être causé le drame du Titanic.
Webographie
- Le court article de BBC News sur la vente de la légendaire clé au milliardaire chinois peut être trouvé par ici.
- Si vous voulez tout (tout, tout) savoir sur la sombre histoire du Titanic sans chanson inopinée de Céline Dion, vous pouvez fouiller (en anglais) le site Encyclopedia Titanica, qui compile toutes les informations à disposition sur le paquebot. Même que David Blair a sa propre page. Et la clé aussi. Une page. Pour la clé.