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…A cause d’une impératrice du VIIIe siècle, le Japon a pensé les femmes inaptes à régner pendant 1000 ans?

Par Tanagra @sinontusavais

…A cause d’une impératrice du VIIIe siècle, le Japon a pensé les femmes inaptes à régner pendant 1000 ans?

Le mois des droits de la femme (et pas juste « de la femme », diantre !) touche à sa fin – et, pour l’occasion, on va parler Japon. On mentionne souvent Raspoutine et sa colossale influence sur Alexandrovna Feodorovna, l’épouse de Nicolas II de Russie – mais honnêtement, à côté de l’évènement historique qui s’est déroulé dans cette chère fort-fort lointaine île, il peut aller à se rhabiller. Parce que la principale répercussion de l’histoire de l’impératrice Kōken et du moine bouddhiste Dōkyō a été… ouais, plutôt costaud: la conviction selon laquelle les femmes étaient inaptes au trône et pouvaient risquer (par une forme de « faiblesse ») la ruine du pays et de la dynastie impériale. Rien que ça. Pas radical pour deux sous.

L’impératrice Kōken, aussi connue sous le nom d’impératrice Shōtoku, a techniquement régné deux fois, pourtant – une fois sous chaque nom, 46ème et 48ème monarque du Japon. Fille de l’empereur Shōmu et de l’impératrice Kōmyō, son nom personnel était Abe. Au cours de la 25ème année de son règne (l’an de grâce 749), son père avait renoncé au trône en la laissant comme successeur officiel. Une conspiration pour la déloger du pouvoir échoua en 757 et, si elle abdiqua l’année suivante en faveur de son cousin (l’empereur Junnin), elle récupéra le pouvoir en 764 (officiellement en janvier 765), après avoir déposé le dit cousin. Ok, la dernière étape est assez compliquée, mais c’est pas le propos – le fait est qu’elle totalisa entre ses deux règnes 15 ans au pouvoir (le second s’acheva à sa mort, à 57 ans, en 770), ce qui est quand même pas mal, hein. Ca a même grave de la gueule.

Mais l’Histoire ne retient pas vraiment ce long règne, ou même le fait qu’elle résista aux tentatives de coups d’état de Tachibana Naramoro et Fujiwara no Nakamaro. Elle ne retient pas non plus le soutien qu’elle apporta au Hyakumantō Darani (une colossale et possiblement pionnière commission d’impression de livres et de textes –  Kōken soutint tout particulièrement l’impression du texte bouddhiste Hyakumantō Darani, distribué à de nombreux temples du pays). Non. L’Histoire retient le fait que, supposément de sa faute, les femmes furent écartées du pouvoir pendant près d’un siècle. Kōken était la sixième femme à accéder au trône – la septième, Meishō, régna de 1629 à 1643. Un petit bout de temps, l’air de rien.

La raison? Un homme: le moine bouddhiste Dōkyō. Les convictions de Kōken étaient profondes, et venaient de son père: il est à l’origine de la construction, en 746, du Grand Temple de l’Est de Nara (Tōdai-ji), ainsi que de la création de son Grand Bouddha en bronze, qu’elle poursuivit à son accession au trône. A son abdication en 758, elle se consacra elle-même au bouddhisme et encouragea l’érection de nombreuses autres icônes – elle peut être aujourd’hui considérée comme l’une des principales ouvrières de l’implantation durable de cette religion au Japon. Ceci explique peut-être pourquoi, une fois malade, elle demanda le secours d’un moine expert en médecine – le fameux Dōkyō. Il parvint effectivement à la guérir, et elle lui céda alors toute sa confiance – au point où il est souvent considéré qu’elle aurait eut une aventure avec lui. Le fait qu’il était (supposément) merveilleusement beau n’arrange rien. Il semblerait même qu’elle se soit un jour plainte à ses suivantes de son impossibilité à se marier, chose sans laquelle elle l’aurait immédiatement choisi. Si aucun document historique ne prouve cette interdiction, il va sans dire que de nombreux nobles auraient vu la chose d’un mauvais oeil… Ce qui ne l’empêcha en rien d’élire Dōkyō conseiller et de le consulter sur des questions religieuses comme séculaires.

Bien sûr, les frictions à la cour furent nombreuses – d’autant plus nombreuses que son successeur Junnin, alors au pouvoir, cherchait la guerre contre Silla (un royaume historique coréen). Junnin, et son ministre Fujiwara no Nakamaro, retirèrent en effet une touuuuute petite frustration du fait que Kōken, en vertu de son pouvoir d’ex-impératrice, revendiquait le droit d’avoir son mot à dire sur les questions de guerre. En effet: le « mot à dire » venait à moitié de ce moine bouddhiste un peu arriviste qui fricotait avec la cousine-Kōken. C’est à ce moment là qu’eut lieu le deuxième coup dont je parlais tout à l’heure (ok, plutôt une révolte), mené par le ministre lui-même – un échec critique, la guerre civile qui en résulta tourna en faveur de Kōken. Dans la foulée, elle déposa Junnin et reprit le pouvoir… ce qui n’arrangea pas grand chose aux critiques à propos de son lien avec le moine.

Parce que, dès 765, elle décida de le nommer principal ministre, prétextant que, en tant que bouddhiste, elle se devait d’honorer sa religion avant tout (c’est ça, hein). Arrive alors le gros point qui vint encore plus foutre le bordel dans toute cette histoire: une prophétie. Parce que, comme si tout cela ne ressemblait pas déjà assez à un film hollywoodien, il fallait une prophétie. Ou plutôt, un oracle, en 769, annonçant que le pays connaîtrait une paix sans pareille si Dōkyō montait sur le trône. Bawi. Tant qu’à faire. Pas du tout louche. Bon, Kōken eut au moins le mérite du scepticisme. Après tout, toute personne montant sur le trône du Japon ne devait-elle pas appartenir à la lignée? Un émissaire fut envoyé, Wake no Kiyomaro, vérifier l’oracle… et la première prophétie fut contredite. Seulement, elle se rendit compte qu’il appartenait au rang de ceux qui doutaient d’elle et de sa capacité à gouverner – du coup, elle l’exila, et fit construire pour Dōkyo une large demeure dans sa ville natale pour s’y installer avec lui en attendant que la situation s’apaise à la capitale. Elle mourut en 770, sans avoir résolu cette affaire de succession – et le moine, sans son impériale protectrice, fut écarté du pouvoir, banni, tandis qu’un lointain cousin de Kōken montait sur le trône.

Rien que ça.

Kōken, au fil des années, fut largement comparée à la tsarine Alexandra sous l’influence de Raspoutine, mais aussi à la reine Elizabeth I et son Earl of Essex. Elle fut aussi prise comme un exemple de la faiblesse des femmes, comme elle avait risqué une dynastie entière pour ce Dōkyo. Cette idée fut entretenue dès sa mort, et est souvent pensée principale raison pour laquelle les femmes n’approchèrent pas le trône pendant une petite éternité. Bien sûr, elle fut aussi démultipliée par la logique néo-confuscienne selon laquelle la femme était naturellement inférieure à l’homme, et également l’épouse au mari. Dès lors, comment pourrait-on confier le trône à une femme ? Chercher dans les cousins ou neveux suffisait toujours à trouver un homme prêt à devenir empereur… Si les femmes étaient toujours théoriquement autorisées à être désignée comme successeurs, la chose semble avoir été soigneusement évitée jusqu’en 1629, le temps d’oublier l’affaire. Huit femmes en près de 2 600 ans, ça pique un peu. Depuis le XIXe siècle, elles sont officiellement écartées de la ligne de succession… et aujourd’hui encore, la question d’un amendement fait l’objet de débats durant lesquels le nom de Kōken est parfois évoqué.

Hum.

Joyeux mois des droits de la femme !!!

Bibliographie

  • Le bouquin qui a fait naître chez moi tout intérêt pour l’histoire du Japon: le toute-petite-toute-lisible-toute-géniale Histoire du Japon et des Japonais, tome 1: Des origines à 1945. C’est par Edwin O. Reischauer, et c’est une perle. L’épisode que je viens d’évoquer y est à peine survolé, mais hé, s’il est un job que ce tout petit poche fait bien, c’est vous donner une superbe vision d’ensemble et une envie terrible de tout approfondir ailleurs.
  • Pour plus de détails, j’ai personnellement parcouru le très bon Heroic with Grace: Legendary Women of Japan de Chieko Irie Mulhern. C’est hélas en anglais, mais vous le trouverez en ligne ici, et ça c’est chouette !

Illustration: BONUS ROUND! La légende de Dōkyō et Koken a également pris des proportions plus salaces. Les rumeurs veulent, en effet, que le prince Shōtōku et Dōkyō aient un jour comparé leurs parties génitales pour savoir qui convenait le mieux à l’impératrice… Et, bien entendu, Dōkyō aurait remporté le concours. Au point que, aujourd’hui encore, un type de scarabée porte le nom de Dōkyō Osamushi en raison de ses plus-que-généreuses proportions.


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