J'ai beaucoup aimé ce nouveau livre de Philippe Filliot qui vient de paraitre chez Actes Sud.
J'avais déjà signalé une des ses publications sur ce blog : ICI.
Ce livre continue d'explorer le lien entre art et spiritualité, art et méditation. En voici un extrait :
"Le processus de création chez Joan Miro est, par exemple, très proche de la figure du peintre chinois, tel qu'il est décrit idéalement dans les textes taoïstes. La peinture engage chez lui une forme de transe méditative : "Il m'est difficile de parler de ma peinture, car elle est toujours née d'un état d'hallucination." Pensons en particulier à la célèbre série des tableaux bleus (1, II, III, 1961), larges monochromes de couleur, traversés de quelques signes dépouillés, qu'il considère comme l'aboutissement de tout son travail. Écoutons ce qu'il déclare au moment de la genèse de ces toiles :
"J’ai mis beaucoup de temps à les faire. Pas à les peindre, mais à les méditer. Il m'a fallu un énorme effort, une très grande tension intérieure, pour arriver à un dépouillement voulu. L’étape préliminaire était d'ordre intellectuel. C'était comme avant la célébration d'un rituel religieux, oui, comme une entrée dans les ordres. Vous savez comment les archers japonais se préparent aux compétitions ? Ils commencent par se mettre en état, expiration, aspiration, expiration. C'était la même chose pour moi [ ... ] je me préparais intérieurement. Et finalement, je me suis mis à peindre : d'abord le fond, tout bleu ; mais il ne s'agissait pas simplement de poser la couleur, comme un peintre en bâtiment : tous les mouvements de la brosse, ceux du poignet, la respiration, la main, intervenaient aussi."
Le peintre fait sans doute ici référence (explicitement ou indirectement) au célèbre essai du philosophe allemand Herrigel sur Le Zen dans l'art chevaleresque du tir à l'arc, publié en 1953. Dans l'esprit du zen, la pratique du tir à l'arc n'est nullement une performance technique ou physique, mais un moyen de formation de soi qui a pour but essentiel la réalisation spirituelle. De la même façon, pour Miro la réduction des moyens plastiques au minimum permet d'accéder à une concentration d'esprit optimale. La peinture devient une ascèse, impliquant la personne dans sa globalité : corps, sensations, respiration, pensées ... Les signes qui s'inscrivent sur le champ pictural sont "les traces de la pensée profonde et du geste contrôlé d'un individu qui existe et qui se perd simultanément", précise par ailleurs Miro. L’écrivain Michel Leiris, dans ses écrits sur l'art, compare très justement la démarche du peintre à un exercice spirituel du tantrisme pour "faire le vide en soi". Cette technique consiste à partir de l'observation minutieuse d'un jardin dans tous ses aspects : feuilles, arbres, brindilles, pierres ... Ensuite, le méditant soustrait mentalement chacun de ces éléments, un à un, jusqu'à faire disparaître le sol et le ciel. Par dépouillements successifs, il ne reste plus que le rien ultime. L’esprit s'éveille alors à la contemplation du vide. Selon Leiris, l'art aujourd'hui nécessite une nouvelle forme d'ascétisme: "Il semble bien qu'avant d'écrire, peindre, sculpter ou composer quoi que ce soit de valable, il faille être accoutumé à un exercice analogue à celui que pratiquent certains ascètes tibétains"." L’expérience du vide en soi, de la nudité primordiale de l'être, est ainsi une sorte d'initiation (du latin initiare : commencer) préparatoire à l' œuvre. Le mystique Rûmî, dans la tradition soufie, ne dit pas autre chose : "Que je devienne aussi vide et creux que le roseau créé pour devenir la flûte." Au commencement de l'art, il y a le vide chantant de la méditation ... C'est vrai pour la peinture comme pour la poésie." P. Filliot.