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La chronique de Guillaume Richez : Block 46 de Johana Gustawsson

Par Anneju71 @LesMotordus
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« − Oui… oui… d’accord… je te la chante, ta chanson. Je vais te chanter Imse Vimse, mais tu te tais. Compris ?
Il se remet debout et secoue son pantalon.
Imse Vimse spindel klättrar upp för trå’n
Il attrape la pelle et balance un tas de terre sur le torse. Elle pénètre dans l’entaille béante qui court du menton à la fourchette sternale.
Ned faller regnet spolar spindeln bort
Une pelleté sur le visage. La terre s’étale sur le front, recouvre les cheveux et coule dans les cavités oculaires.
Upp stiger solen torkar bort allt regn, Imse Vimse spindel klättra upp igen.
La terre pleut sur le corps marmoréen au rythme de la comptine. »

Quel sombre lien relie l’existence d’Erich Ebner, prisonnier politique du camp de Buchenwald en 1944, à l’affaire du duo de tueurs en série qui sévit entre Londres et la petite ville suédoise de Falkenberg en 2014 ?

A travers la figure mystérieuse de l’Autre, le tueur dominant du tandem, c’est l’altérité radicale qu’interroge l’auteure. Erich Ebner est-il passé de l’autre côté du miroir ? Est-il devenu semblable au monstre, le Sturmbannführer Fleischer, sorte de docteur Frankenstein psychopathe, à force de travailler à ses côtés dans le block 46 ? C’est l’une des questions cruciales posées par ce roman. « Celui qui lutte contre les monstres doit veiller à ne pas le devenir lui-même. Or, quand ton regard pénètre longtemps au fond d’un abîme, l’abîme, lui aussi, pénètre en toi », écrivait Nietzsche dans Par-delà le bien et le mal.

Dans un discours adressé aux chefs suprêmes des SS, Himmler déclara : « Nous savons que ce que nous attendons de vous est « surhumain » : il vous faudra être surhumainement inhumain. » (Cité par Hannah Arendt dans Eichmann à Jérusalem)

Tueurs de masse, tueurs en série. L’auteure passe des uns aux autres, alternant les flash-back et les chapitres se déroulant dans notre présent, un présent contaminé par ce passé aussi lourd à porter qu’une malédiction. Mais la question est toujours la même, elle porte sur les racines du mal. Le tueur en série Richard Ramirez n’a-t-il pas déclaré : « Vous ne me comprenez pas. Vous n’en êtes pas capables. Je suis au-delà de votre expérience. Je suis au-delà du Bien et du Mal. » ?

A l’âge où les autres adolescents écoutaient les tubes acidulés de Whitney Houston et Mariah Carey, Johana Gustawsson biberonnait aux livres de Stéphane Bourgoin, notre spécialiste made in France des tueurs en série. On est loin des jeunes filles en fleurs et c’est plus l’ombre des fleurs du mal qui plane sur l’univers sombre et désolé de l’auteure.

Petite-fille d’un résistant déporté à Buchenwald, le sujet des camps de concentration touche de près la romancière. Or, il n’est rien de plus difficile que d’écrire sur un sujet qui vous touche au plus profond de vous-même.

Le nazisme est l’étoile noire du système solaire du polar, nombre de romans et d’œuvres de la culture populaire gravitant autour, attirées par le magnétisme de ce qui reste comme l’une des références au mal absolu du XXème siècle juste avant l’avènement du totalitarisme communiste et du terrorisme islamiste.

Johana Gustawsson s’est lancée dans un projet ambitieux mais avec une belle humilité qui transparaît dans la longue énumération qui vient clore son livre dans les remerciements, une humilité qui vaut pour beaucoup dans la réussite de ce livre qu’elle dit être celui de sa famille, ce qui n’enlève rien au talent de storyteller de la romancière.

Johana Gustawsson maîtrise à la perfection les codes du thriller, dosant savamment les éléments anxiogènes, conduisant son récit avec maestria sur un tempo allegro vivace. Car ça va vite, très vite, rien ne venant ralentir la lecture, parfois trop vite, au détriment des personnages, mais c’est un parti pris assumé par l’auteure qui semble tout miser sur l’efficacité de la narration. Et cela fonctionne parfaitement, comme une machinerie bien huilée que rien ne vient enrayer. Pour le plus grand plaisir du lecteur.

Si ce thriller permet de toucher des lecteurs qui n’avaient que peu d’intérêt pour cette tragique période de notre histoire, alors ce roman aura doublement atteint son but. Plaire et instruire, disait Molière…

Laissons de côté le sévère Adorno (« Écrire un poème après Auschwitz est devenu barbare » in Critique de la culture et société). Johana Gustawsson pourrait faire siens les mots de Didier Daeninckx mis en épigraphe de son roman Meurtres pour mémoire : « En oubliant le passé, on se condamne à le revivre. »

Block 46 de Johana Gustawsson, éditions Bragelonne, collection « Thriller », octobre 2015


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