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Le nom du père et le nom du fils

Par Contrelitterature

   Stéphane Giocanti, dans sa biographie publiée récemment chez Flammarion [1], révèle que Patric Ranson (1957-1992) était le fils naturel de Pierre Boutang. Patric Ranson est ce jeune prêtre orthodoxe, chercheur au CNRS, qui mourut accidentellement sur une route grecque en 1992, avec sa petite fille Photinie et son ami Michel Aubry. Il fut l’introducteur de l'oeuvre de Jean Romanidès en France. Le premier livre du théologien grec, paru dans la collection « Contrelittérature » chez L’Harmattan [2], lui a été dédié. Giocanti interprète en freudien la relation Boutang-Ranson, comme celle d’un fils qui voulait symboliquement tuer le père, d’où son anti-augustinisme. Tout cela est bien superficiel et assez condescendant mais peu argumenté, d'où cette mise au point de notre ami Laurent Motte.

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Pierre Boutang (1916-1998)

  

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 Patric Ranson (1957-1992)

À propos du Pierre Boutang

de Stéphane Giocanti

par Laurent Motte


   Du philosophe énigmatique et controversé que fut Pierre Boutang (1916-1998), Stéphane Giocanti donne une première biographie dans laquelle il évoque les membres de sa famille et de son entourage. La présente note est consacrée à l’un d’eux : Frédéric Ranson, enfant naturel de l’écrivain, devenu Père Patric, prêtre orthodoxe [3]. Stéphane Giocanti rapporte qu’en apprenant la mort de ce fils, Pierre Boutang « déchiré, [il] trace une croix dans son Cahier. » et y écrit : « Après cela, comment se remettre à l’ouvrage ? ». Cette croix et ces mots expriment un désespoir que tous comprendront, mais signifient peut-être plus : que leur auteur avait compris que Patric Ranson, quoique diamétralement opposé à lui dans les idées, le continuait pour la vigueur spéculative et le portait à « l’ouvrage ».
   Malheureusement le portrait-charge que ce livre trace du fils – philosophe issu d’un philosophe – ne permet guère de s’en rendre compte :
   « C’est dans l’orthodoxie que Frédéric Ranson estime trouver la formule la plus complète et la plus authentique du christianisme : il devient "Patric" nouveau prénom de baptême. Mais bientôt, il s’oriente vers une voie radicale, en réaction à ce père philosophe qui cite avec tant d’aisance le latin d’Augustin, celui de Thomas, et le grec d’Aristote : celle de l’orthodoxie calendariste. Ces dépositaires de la "vraie foi orthodoxe" , qui ont émergé en 1923 en se séparant du patriarcat œcuménique de Constantinople au motif qu’il abandonnait le calendrier julien, sont implantés aussi bien en Grèce que dans plusieurs pays européens. À Paris, les calendaristes de la rue de Sébastopol possèdent une petite église où ils célèbrent leur culte. Ils considèrent comme hérétique l’Institut orthodoxe Saint-Serge, et comme véritablement diaboliques (sic) les adeptes de l’Église catholique romaine. En s’engageant dans l’orthodoxie la plus sectaire et obscurantiste, Frédéric Ranson a trouvé un moyen de combattre son père. À saint Augustin, l’un des théologiens que Boutang lit et admire le plus, Frédéric Ranson voue une haine obsessionnelle. Rejeter, condamner, ternir Augustin et Saint-Thomas, telles sont ses armes pour dénoncer ce qu’il croit faux dans la foi occidentale, qui est d’abord celle de son père » (p. 291).

   Le ton un brin supérieur – par indifférence – et goguenard – pour mettre les rieurs de son côté – déforme l’image de Père Patric, si bien que l’on ne peut mesurer ni ce qui séparait ni ce qui rapprochait les deux esprits. Essayons de la rétablir.
   Commençons par Augustin. Lorsque Pierre Boutang expliquait en Sorbonne les premières lignes de la Métaphysique d’Aristote en scrutant chaque terme, et sa racine, un auditeur superficiel l’aurait décrit comme un obsédé du grec ancien. Or l’attention du professeur signifiait simplement qu’il prenait au sérieux ce que dit Aristote. La même chose ici. Père Patric a pris Augustin au sérieux – et il l’a réfuté du point de vue orthodoxe. Si le biographe avait eu la patience de lire les textes écrits ou rassemblés par Père Patric : le Richard Simon ou du caractère illégitime de l’augustinisme en théologie, que Stéphane Giocanti a l’honnêteté d’indiquer, ainsi que le Dossier H Saint Augustin, qu’il ne mentionne pas [4], il aurait perçu une démarche proche des « notes serrées et systématiques qui accompagnent » la lecture que Pierre Boutang a faite « de Deleuze, Derrida et Lacan » pour les combattre (p. 312). Le travail de Père Patric s’inscrit dans un courant critique qui remonte à saint Jean Cassien, traverse toute la théologie occidentale et se poursuit de nos jours –songeons aux travaux d’un David Bradshaw. L’originalité de la perspective orthodoxe vient de ce qu’elle articule toutes les critiques de l’augustinisme depuis celle des moines de Provence contemporains de l’évêque d’Hippone, jusqu’à celles d’un Richard Simon, qui montre en quoi Augustin s’est éloigné des Pères grecs et latins, ou d’un Pierre Bayle, qui renverse l’augustinisme politique par les principes mêmes de la théologie d’Augustin. De l’étude de Père Patric parue dans le Dossier H, « Le lourd sommeil dogmatique de l’Occident », Patrick Baudet [5] disait : « Cet article montre une chose capitale. Quand on l’a lu, on ne peut plus ne pas la voir ».
   En somme, Père Patric n’a pas « rejeté, condamné et terni », il a « enquêté, raisonné et conclu ». Libre à qui veut de le réfuter, s’il peut.
   Continuons par l’Église orthodoxe. Stéphane Giocanti rapporte ce mot de Boutang : « Je crois dans tout ce que l’Église enseigne » (p. 362), qu’il fait précéder de cette phrase : « Cependant, Boutang joue la comédie, fanfaronne au besoin, se déclare adversaire du doute devant une assistance médusée ou amusée » (ibid.). Je dis que Père Patric aurait pu dire aussi : « Je crois dans tout ce que l’Église orthodoxe enseigne » ; et que la question qui devrait interpeller un philosophe comme Stéphane Giocanti est la suivante : comment se fait-il que, de deux hommes affirmant leur foi inconditionnelle dans la doctrine de leur Église, l’un se voit attribuer une orthodoxie « de tendance extrémiste et sectaire » (p. 377), l’autre considérer comme « jouant la comédie ou fanfaronnant » alors que leurs confessions de foi auraient été jugées comme allant de soi il y a soixante-dix ans ? Qu’est-il arrivé dans notre paysage intellectuel pour qu’en 2016 on ne puisse affirmer sa foi sans être pris pour un comédien fanfaron ou pour un fanatique obtus ? L’absence de conviction a-t-elle de si grands charmes ? Le chrétien qui se dit tel paraît suspect ; le croyant s’excuse de l’être ; bientôt l’athée même cessera de croire à son athéisme. Pourquoi ?
   Historiquement parlant, il n’est pas pertinent d’utiliser le sobriquet de « calendaristes » pour désigner les Églises traditionnelles qui refusent l’œcuménisme du patriarcat de Constantinople. Cet œcuménisme est né dans une Encyclique de ce patriarcat, émise en 1920, qui posait que toutes les confessions chrétiennes sont  «cohéritières en Christ » et préconisait divers moyens pour abolir les divergences, en particulier l’adoption d’un unique calendrier et, de façon orwellienne, la modification des livres d’Histoire. Les déclarations et les prières communes qui ont suivies ont été dénoncées par les théologiens orthodoxes, notamment par Père Justin Popovitch, comme panhérésie et négation de l’Église. L’Église où Patric fut baptisé était de celles qui ont tiré les conséquences ecclésiales de cette dénonciation, en rompant, conformément aux canons, avec les promoteurs de l’innovation.
   Obscurantisme, extrémisme et sectarisme sont bien le fait de ces promoteurs qui, loin de se contenter de changer le calendrier, ont persécuté les orthodoxes fidèles à la tradition : en Roumanie sous le patriarche Miron, puis sous les communistes, en Grèce du temps des colonels, sur le Mont Athos encore aujourd’hui. Dans son livre La Persécution des Moines du Mont Athos par le Patriarcat de Constantinople (Paris, 1992), Père Patric cite les moines de la Skite du Prophète Elie, expulsés manu militari de leur monastère, et démontre que les persécutions s’opposent à la justice, aux droits de l’homme et à l’orthodoxie.
   Retombons à Augustin. Tout récemment, un de mes amis s’est rendu dans la Sorbonne pour discuter avec un professeur d’une possible thèse sur "La méthode de saint Augustin". « Connaissez-vous le Dossier H ? » lui demanda son interlocuteur et, sur sa réponse affirmative, il ajouta : « C’est très bien. Il faut l’avoir lu. Ici, nous le lisons tous mais nous avons pour règle de ne jamais le citer ». Que conclure, sinon que cet ouvrage reste une bombe intellectuelle ? Une pensée qui suscite tant et de si durables ressentiments n’est-elle pas une pensée vivante ?

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[1] Stéphane Giocanti, Pierre Boutang, Flammarion, 2016.
[2] Jean Romanidès, Théologie empirique, L’Harmattan, 2015.
[3] Son saint patron était Patric de Prusse, à ne pas confondre avec saint Patrick d’Irlande.
[4] Paru à l’Âge d’Homme, en 1988, ce dossier comptait parmi ses collaborateurs André Mandouze, Alain Michel, Jean Delumeau, Jean Tardiez, Kurt Flash, Maurice de Gandillac, Jean Romanidès et de nombreux autres spécialistes, historiens et théologiens.

[5] Patrick Baudet (1957-1996), professeur de Philosophie, chercheur au CNRS.


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