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(feuilleton) Gabrielle Althen, Le poème, hermétisme ou signification, 2/3

Par Florence Trocmé

II
Le poème : hermétisme ou signification ?
René Char
Anoukis et plus tard Jeanne

Je te découvrirai à ceux que j’aime comme un long éclair de chaleur, aussi inexplicablement que tu t’es montrée à moi, Jeanne, quand un matin s’astreignant à ton dessein, tu nous menas de roc en roc jusqu’à cette fin de soi qu’on appelle un sommet. Le visage à demi masqué par ton bras replié, les doigts de ta main sollicitant ton épaule, tu nous offris, au terme de notre ascension, une ville, les souffrances et la qualification d’un génie, la surface égarée d’un désert, et le tournant circonspect d’un fleuve sur la rive duquel des bâtisseurs s’interrogeaient. Mais je te suis vite revenu, Faucille, car tu consumais ton offrande. Et ni le temps, ni la beauté, ni le hasard qui débride le cœur, ne pouvaient se mesurer avec toi.
J’ai ressuscité alors mon antique richesse, notre richesse à tous, et dominant ce que demain détruira, je me suis souvenu que tu étais Anoukis l’Étreigneuse, aussi fantastiquement que tu étais Jeanne, la sœur de mon meilleur ami, et aussi inexplicablement que tu étais l’Étrangère dans l’esprit de ce misérable carillonneur dont le père répétait autrefois que Van Gogh était fou.

René Char, Les Matinaux

Mais qui est cette Anoukis dite aussi Jeanne, la sœur d’un meilleur ami pour ce qu’elle a d’inoffensif, mais bientôt également Faucille, Étrangère ou Étreigneuse, toutes pourtant figures de la poésie ?  Le poème se fonde sur la révélation de son identité. 
Je propose une lecture du poème paragraphe par paragraphe, ou, si on en accepte le terme, strophe par strophe, puisque les deux mots étant inexacts, je privilégie celui qui renvoie explicitement à la poésie, ce qui m’oblige à confier, pour m’expliquer, que dans l’expression poème en prose, c’est le mot poème que je privilégie. Or nous y sommes.
Cette première strophe, donc, propose tout d’abord toute une dramaturgie relationnelle. Non pas seulement cette Jeanne à qui elle s’adresse avec décision, non pas seulement le Je qui parle et la prononce et que l’on peut prendre pour le poète, mais aussi le ou les compagnons non nommés que désigne le nous discret, à qui cette Jeanne semble vouloir aussi dispenser sa grâce ou ses dons. (Tu nous offris). Mais le nombre de personnages ou de personnes compris par le poème est beaucoup plus grand, car nous voici concernés, nous lecteurs, pris à partie et enrôlés dès le départ dans l’aventure. Nous sommes en effet les destinataires non seulement de ce poème, mais de la révélation qu’il annonce et dont il prend Jeanne elle-même, pour témoin. Nous en sommes même les destinataires aimés : Je te découvrirai à ceux que j’aime. On ne pouvait le dire plus sobrement et pourtant ce futur ne manque ni de force ni d’élan. Or que fait le poème, sinon réaliser au présent ce que le poète projette pour le futur, sinon encore opérer sous nos yeux la transmission heureuse qu’il prévoit ? Il se trouve que, de ricochets en ricochets et de révélation en révélation, la manifestation de Jeanne va parvenir jusqu’à nous. Il en est même ainsi au nom de cet amour du poète ou de la poésie qui se déploie ainsi jusqu’à nous. La relation de ses deux protagonistes, je et Jeanne, loin de se refermer sur elle-même est ainsi douée d’une vertu contaminatrice heureuse. Il peut être intéressant de remarquer que la strophe s’ouvre sur un Je, son premier mot, qui désigne le poète et se referme sur un toi, son dernier mot qui désigne l’autre de cette relation. La rencontre, pourtant, fut rayonnante et ce poème, malgré le charme supposé de la jeune femme, ne propose pas de confidence sentimentale.
Mais Jeanne ? Contrairement à ce que son titre laissait entendre, le poème part d’elle. D’une Jeanne cependant moins commune qu’on eût pu le penser, car c’est elle qui a l’initiative de l’événement, sans compter que le matin accepte étrangement de se plier à ses desseins. Son prénom surgit donc lorsque le poète l’interpelle pour lui communiquer sa décision de partager la révélation qu’elle lui a accordée. Situé au milieu de la phrase, il lui sert de pivot. Il y marque aussi un temps d’arrêt, comme pour reprendre souffle, après le rappel de ce qui a eu lieu et avant que la phrase ne reprenne. C’est l’instant d’un face à face. Puis la jeune femme entraîne loin et haut, de roc en roc, ceux qui la suivent. Cependant le sommet vers lequel elle conduit, cessant soudain d’appartenir au paysage, s’intériorise pour se révéler comme une fin de soi. Voilà pour le récit qui ne serait rien sans le tourbillon par lequel il est présenté, c’est-à-dire sans la décision d’en partager la découverte qui est dite en majeur à l’ouverture du poème. Il ne serait rien non plus sans la part de mystère qui cohabite avec ce mouvement de découverte conjointe du poète devant Jeanne et de sa parole devant nous. D’où l’adverbe inexplicablement qui pointe d’emblée pour ce qu’elle est, et aussi clairement qu’il est possible, cette entrée dans le mystère.  
Ce mouvement centrifuge d’ascension et de découverte est bientôt contrebalancé par un mouvement centripète. D’où un retour à nouveau, ou si l’on veut, une nouvelle focalisation, sur soi et sur elle. La seconde phrase donne corps et visage à sa présence. Elle paraît, visage à demi masqué. Position plutôt surprenante du bras et de la main. Puis le mouvement ascensionnel se poursuit, toujours à l’initiative de la jeune fille, à ceci près que le panorama qu’elle fait découvrir n’est plus tout à fait aussi intériorisé que précédemment : une ville, un fleuve, et même ses tournants dont Anoukis était la déesse, une rive, un désert. Ce paysage comprend aussi cependant les souffrances et la qualification d’un génie, la surface de son désert est égarée et ceux qui bâtissent sur la rive s’interrogent. La surimpression de l’intime et du dehors vient donner la mesure et l’étendue d’enjeux qui sont ceux de l’esprit et qui ne peuvent pas ne pas coûter leur poids de souffrances et d’interrogations. Nous sommes bien parvenus à un sommet, sommet du paysage, sommet de soi, sommet du génie tout ensemble, d’où se découvre une partie du monde. Comme dans le paysage symbolique du fond des toiles des primitifs, tout est représenté, la ville et la campagne, le fleuve et sa rive, les travaux et les jours, ceux du commun, mais aussi ceux du génie et ceux des bâtisseurs circonspects, mais cet ensemble se révèle douloureux, trouble, en question, et à construire. C’est la terre de l’effort. Et elle est à construire dans une sorte de mosaïque du réel, foisonnant, douloureux, trouble, et en question. Telle est l’offrande. Jeanne y a mené, sans qu’on sache encore qui elle est.
Le poème et le poète reviennent donc à elle. Simplicité de l’attaque, ce retour se dit le plus simplement du monde : mais je te suis vite revenu, Faucille, car tu consumais ton offrande… Voici pourtant que la jeune femme vient de changer de prénom. Faucille succède à Jeanne. Bien étrange prénom en vérité, et le diminutif dont il est constitué ne parvient pas tout à fait à faire oublier que la faux est aussi l’attribut de la mort. Cette petite faux ou faucille, ou « petite mort », dans le sens que l’on voudra consume son offrande. L’instabilité est sous-jacente. L’inquiétude est effectivement entrée dans le poème. Mieux, l’inexplicable est contenu dans l’explication. Vient pourtant une sorte de conclusion provisoire qui tient dans l’énoncé d’une prédilection, d’une préférence, d’un amour enfin, cette fois clairement destiné à Jeanne.  Le temps, la beauté et même le hasard, ce dernier assorti d’une relative qui rend l’énumération de ces mots abstraits à l’émotion, ne pouvant se mesurer avec toi, ils constituent autant de paliers ou de strates dont elle triomphe. Il est naturel que la chute de cette strophe, dans une sorte de dépouillement, se referme sur elle. Le texte s’est ainsi étiré entre le je qui prenait la parole et le tu qui l’y a initié.
La révélation est donc aussi amoureuse. Son mouvement d’ouverture est du je au tu et réciproquement. C’est pourtant par excès et non par défaut que le poème n’est pas sentimental. Cette aventure aux allures de promenade entre amis a ouvert à une expérience existentielle qui a convoqué le temps, et derrière lui, la mort, la beauté et le hasard. La promenade ordinaire s’est transformée en une extraordinaire machine de sens. Elle a obligé celui qui parlait, le poète, et le poète en tant que représentant des autres hommes, à préciser ses préférences et finalement son choix et son goût des sommets, que René Char appelle ailleurs zénith. Semblable offrande est désignée dans ce qu’elle a d’instant, mais elle est en même temps consumée, le legs de Jeanne et de Faucille réunies ne se laisse pas posséder. Le poème va déployer sa proposition dans la seconde strophe. Il y arrachera totalement cette rencontre au colloque sentimental, pour définir, entre risque et pouvoir, son urgence de vivre et d’écrire. Mais son futur lui sert d’étrave : restons-en pour l’instant à l’impérieuse promesse sur laquelle il s’est élancé : Je te découvrirai à ceux que j’aime…
A suivre


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