Jean-Pierre Georges utilise la forme brève et souple de la note d’une façon qui la rapproche de la remarque. Il épingle une curiosité du quotidien, une pensée qui passe, un jeu de mots, un geste inhabituel, une sensation particulière qui se détache de l’ordinaire usure. Jamais rien de démesuré ou de grandiose, surtout pas d’emphase : il faut ramener le bœuf à la grenouille, couper l’illusion avant qu’elle monte en graine, ruiner la prétention d’être plus que soi, c’est-à-dire pas grand chose mais tout de même soi, vivant. Dans cette entreprise de dégonflement du moi baudruche, on pourrait dire que J.P. Georges rejoint les moralistes classiques, mais par des voies personnelles : il trouve une sorte d’équilibre instable mais qui permet de tenir, voire d’avancer, entre amusement triste et désabusement forcé. Les deux citations en exergue du livre sont révélatrices de ce rapport maintenu entre humour et lucidité : Cioran, « On ne peut rien dire de rien. C’est pourquoi il ne saurait y avoir de limite au nombre de livres. », et Lichtenberg, « Peu d’hommes jettent un livre dans le monde sans croire aussitôt que chacun va poser sa pipe – ou l’allumer – pour le lire. »
D’un point de vue formel, les notes de Georges sont courtes, une à cinq lignes, rarement davantage. On ne distingue pas vraiment d’ordre, sinon peut-être chronologique : le chien Vagabond est un compagnon vivant au début du livre (p46), il est mort à la fin (p156) ; on voit discrètement passer les saisons (neige, chaleur d’été, feuilles mortes à ramasser…). Mais le temps reste surtout flottant, indécis, plat, sans évolution marquée ; ce n’est pas l’éternité abstraite de la pensée, mais plutôt le temps du quotidien répétitif d’une vie retraitée, tranquille, provinciale. Même un grave accident de vélo fait à peine date, ne donne lieu qu’à quelques notes d’hôpital (p93) et puis les jours reprennent leur cours, sans changement, y compris pour le vélo (p153). A l’inverse, techniquement, les notes (et leur succession), témoignent d’un souci constant de variété dans l’écriture, l’approche, l’angle d’attaque. On retrouve la maxime ou l’aphorisme bref à l’allure de vérité générale : « Le rien ne doit pas faire oublier le peu. » (p14), « Le réel n’a pas de contraire, c’est lui ou rien. » (p54), « La vie est une chose tout à fait impropre à la consommation. » (p64)… Mais cette forme classique reste minoritaire : elle alterne avec de mini-descriptions, des micro-récits, des scènes, de courts dialogues, des remarques personnelles… Des citations, aussi ; on peut en relever une quarantaine au fil du livre, d’auteurs très divers ; elles sont données brutes, en italiques, sans commentaires ou parfois intégrées à la note, comme en appui. On retrouve ce souci de variété dans l’énonciation : les notes à la 3ème personne alternent avec celles à la 1ère, mais celle-ci peut virer au « tu », « Viens à bout de ce cahier… » (p101), ou au « il » : « Un sexagénaire et une nonagénaire sont assis à une même table recouverte d’une toile cirée… » (p103).
Au fond, ce livre est autant un autoportrait facetté qu’une réflexion émiettée sur la vie/la mort, et l’écriture. Mais pour l’image qu’il veut donner de lui-même, l’auteur fait preuve d’une sorte de narcissisme inversé, ou déçu ; il ne retient guère que ce qui l’amoindrit, ou bien constate la perte, les dégâts du temps, et ses propres limites internes. Pour la sexualité par exemple, s’il reste des bouffées de désir (pp 11,12,19,21,46…), bien plus fréquentes sont les notes sur le sexe en berne, ou par procuration, ou occasion de jeu de mots, ou en rêve… De même pour son identité de poète, et son œuvre : de nombreuses notes dépassent la simple entreprise de désacralisation ou d’auto-dérision, et témoignent plutôt d’une sorte de rage autodestructrice (par exemple p109), et d’une vraie souffrance : « Ecrire ces notes ou faire des mots fléchés, quelle différence ? » (p154).
On comprend alors mieux peut-être le regard que porte J.P. Georges sur le monde poético-littéraire ; il est le plus souvent ironique, mais sans rancœur. Plutôt un sourire distant devant le jeu vain des vanités, qu’il connaît bien pour y avoir lui-même participé : « Il fut un temps où je rêvais d’un "achevé d’imprimer par l’Imprimerie Floch à Mayenne". » (p130) D’où un certain nombre de remarques acides et drôles à la fois : « Il avait quelque chose à dire à trois cents exemplaires. » (p17), « S’il était vraiment mon ami, il ne m’enverrait pas son livre. » (p59), « Il était bien le seul à attendre la parution de son nouveau livre. » (p138)… Pour J.P. Georges, écrire est affaire d’écart, de solitude : « Bandes, troupes, groupes, clubs, clans, coteries, cercles, cénacles, phalanstères, monastères, partis, mouvements, rassemblements, sociétés, associations, écoles, chapelles… troupeaux, troupeaux, troupeaux. » (p105) En pratique, puisqu’il faut bien malgré tout accompagner un peu ses livres, cela donne un scène comme celle-ci : « Nous signons nos livres (on appelle ça un salon), nous sommes assis côte à côte derrière une table. En réalité nous ne signons rien, parce que personne ne s’intéresse à nous. Nous nous sommes adressé quelques mots de politesse qui ont suffi à établir une distance rédhibitoire. Il ne s’intéresse pas à mon livre, je ne m’intéresse pas au sien. Nous attendons des lecteurs. » (p147)
Mais la difficulté dans la relation à autrui n’est pas réservée au monde littéraire, il en va de même pour la vie quotidienne, rendant les relations sociales ou de voisinage un peu difficiles : aucun conflit, mais énormément de distance. L’auteur assume cette misanthropie, « L’homme est un danger pour moi. » (p39), y compris dans ses conséquences : « Il s’est fait des inimitiés solides en ne sortant jamais de chez lui et en ne parlant à personne. » (p16) Un être toutefois échappe à ce rejet généralisé : la mère. Sa présence est récurrente dans des notes dont le ton gentiment moqueur, parfois énervé, traduit toujours un attachement dont l’auteur se défend mais qui reste tout à fait sensible. Un autre pôle positif pourrait être constitué autour du paysage et des oiseaux.
Mais ce qui domine largement chez J.P. Georges, c’est une vision sombre de l’existence en général et de la sienne en particulier. : « Il y a sûrement quelque part une plus grande intensité de vivre. Quelque part où on n’est pas. Où, quand même on y serait, ça ne changerait rien. » (p18), « Arrivé poète sur la terre, il en repart retraité de la fonction publique. » (p21) Cette dernière note montre comment le désenchantement peut devenir plus supportable par l’humour. Le titre du livre l’indique d’entrée : Jamais mieux peut s’entendre comme « chaque jour pire » ou comme « je ne serai jamais aussi bien », cette dernière proposition étant somme toute logique si l’on considère comme acquis que la vie n’est qu’un lent processus de dégradation. D’où l’importance de sauver par l’écriture les sourires ou les minuscules bonheurs du jour : un bon mot, une observation amusante, une lecture, un détail révélateur… « Celui qui ne se courbe pas de respect, d’émoi, d’admiration et de ferveur devant un brin d’herbe risque de connaître beaucoup de jours fades. » (p97) Certes, ce n’est pas le « grand oui » nietzschéen, mais un petit oui tout de même, celui d’un poète qui ne se croit pas prophète ou chef de file mais rien d’autre qu’un homme aux prises avec lui-même, le souci de l’âge et de la mort, et l’écriture.
Baudelaire, cité page 104, affirmait déjà : « Le premier venu, pourvu qu’il sache amuser, a le droit de parler de lui-même. » En plus de l’humour, on ajoutera pour Jean-Pierre Georges un travail subtil de langue pour obtenir un « ton » (p129) personnel, et une constance thématique poussée à un point rarement atteint : « Depuis que je suis né, j’écris un livre sur la finitude ; je ne vois pas une seule ligne de moi, depuis le cours préparatoire, qui ne traite du sujet. » (p77) .
Antoine Emaz
Jean-Pierre Georges, Jamais mieux, Editions Tarabuste, 160 pages – 15 €